Matisse, le retour

d'Lëtzebuerger Land du 20.12.2024

Avec son architecture en grès rose signée Renzo Piano, ses cimaises aérées et son réseau de partenaires et de collectionneurs qui lui permet de disposer de prêts prestigieux, la Fondation Beyeler est un lieu d’exception sur la carte des musées. Après avoir célébré des artistes aussi différents que Goya, Mondrian, Basquiat ou Jeff Wall, l’institution suisse accueille jusqu’au 24 janvier 2025 le peintre Henri Matisse. Il s’agit de la première manifestation consacrée à cet artiste dans un pays germanophone depuis plus de vingt ans. À se demander si Matisse (1869-1954) est tombé dans l’oubli, ou s’il n’est pas dédaigné de l’autre côté du Rhin. Pour nous convaincre du contraire, 70 œuvres ont été convoquées, mêlant peintures, sculptures et collages, pour dresser le portrait d’un Matisse itinérant, dont l’évolution esthétique suit ses pérégrinations, de la Corse à Tahiti, en passant par le Maghreb et les États-Unis. Soit une véritable invitation au voyage pour le public luxembourgeois.

Invitation au voyage, c’est justement le titre de l’exposition de Bâle, emprunté à un poème de Charles Baudelaire. Preuve de l’influence qu’exerce le poète sur le peintre, Matisse en reprend le dernier vers pour intituler l’un de ses tableaux, Luxe, calme et volupté. Peint en 1904 et exposé au Salon d’Automne de Paris, cette toile de moyenne dimension (98,5 x 118,5 cm) est grande par sa valeur programmatique, puisqu’elle annonce ni plus ni moins que la naissance du fauvisme. La révolution esthétique amorcée ici est perceptible en un coup d’œil. Plutôt que des valeurs tonales, Matisse privilégie des couleurs pures, non mélangées. Il marque sa présence par petites touches sur la toile, dans un rendu proche des divisionnistes. Les figures féminines réunies dans le cadre partagent un repas en bord de mer. Tout, dans cette composition, respire la quiétude, l’harmonie, la sensualité, la fraicheur. En somme, ce à quoi aspire la peinture de Matisse : « Ce que je rêve, c’est un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant…», écrit-il dans ses Notes d’un peintre (1908).

Comme souvent, à la Fondation Beyeler, le parti pris est chronologique. Le parcours débute par La Desserte (1896-1897), issu d’une série que l’artiste entame en Bretagne. Matisse est venu tardivement à la peinture, et presque accidentellement. Alors qu’il se destinait à une profession juridique, il se convertit soudainement à la peinture au cours d’une période de convalescence à l’hôpital, en 1890. Il est alors âgé de vingt ans. Matisse rejoint l’atelier du très académique William-Adolphe Bouguereau, puis intègre celui de Gustave Moreau à l’École des Beaux-Arts de Paris. Lorsqu’il achève La Desserte, Matisse peint donc depuis six ans. Il est sans le sou, au point de devoir demander à sa famille de lui prêter la vaisselle nécessaire à sa toile, réalisée d’après une nature morte du Hollandais Jan Davidsz de Heem (1606-1684). Cette toile de jeunesse est un rare témoignage de cette période au cours de laquelle Matisse se rend chaque jour au Louvre pour copier les grands maîtres. On trouve dans ce tableau tout ce qui, plus tard, sera évacué de sa peinture : une composition saturée d’objets et de détails, un visage de femme aux traits finement dessinés, et une palette sombre qui dénote par rapport aux coloris clairs qu’il affectionne… Surtout, il règne dans La Desserte une impression suffocante de huis-clos, d’enfermement, quand les compositions de Matisse sont nombreuses à frayer un chemin entre les espaces intérieurs et extérieurs. Les fenêtres ou balcons servent d’ouvertures à ses compositions, représentent autant d’appels d’air vers un ailleurs, autant d’invitations au voyage, sinon à la rêverie. D’où la puissante portée métaphysique que revêtent ses tableaux.

Cette fête de la lumière éclot au petit village de pêcheurs de Collioure, situé près de la frontière espagnole, au pied du mont Canigou. Matisse et André Derain s’y réunissent pour se lancer dans diverses expérimentations plastiques. Ensemble, dès l’été 1905, ils vont contribuer à la libération de la couleur. Celle-ci ne se conforme plus à la réalité, mais est mise au service de l’interprétation de l’artiste. Il en ressortira des œuvres magnifiques, élégantes et rudimentaires, comme esquissées, avec leurs réserves de blanc laissées apparentes, telles que Intérieur à Collioure (1905) ou La fenêtre ouverte (1905). Toute ressemblance avec la réalité est purement fortuite.
Quelques années plus tard, les fresques de Giotto contemplées à la Chapelle des Scrovegni convaincront Matisse de délaisser le sujet au profit de l’élaboration d’un langage formel. Ainsi qu’il le remarque : « Quand je vois les fresques de Giotto à Padoue, je ne m’inquiète pas de savoir quelle scène de la vie du Christ j’ai devant les yeux, mais je comprends le sentiment qui s’en dégage, car il est dans les lignes, dans la composition, dans la couleur. » Il faut enjamber la Renaissance, une période que Matisse n’aime pas car, selon lui, la part de l’artiste y est limitée par la prédominance des mécènes. Il faut ainsi remonter plus loin, aux temps archaïques, où les artistes pouvaient se laisser aller librement à leur imagination. Et remonter vers un ailleurs qui se nomme l’Orient, ce dont il se rend compte en 1910 devant les miniatures persanes réunies à l’exposition d’art mahométan à Munich. Arabesques, aplats, sens de l’ornementation et du décoratif : autant d’aspects qui le séduisent, et qu’il développera lors de ses voyages en Algérie, au Maroc, en Espagne, et qu’il poursuivra à Nice, où il s’installe en 1916. Là, il réalise ses Odalisques, figures féminines nues ou enveloppées de costumes orientaux, et accouche de la série de sculptures des grands Nus de dos, à laquelle il travaille depuis de nombreuses années. Du long voyage qu’il effectue à Tahiti en 1930, surgiront, quinze ans plus tard, les papiers découpés. Ils l’occuperont jusqu’à la fin de sa vie, célébrant l’Océanie et sa vie sous-marine en recourant souvent à des formats dignes de la peinture d’Histoire : algues, acanthes, mais aussi des ciels et d’autres nus féminins.

Le spectateur prend ainsi conscience du multiculturalisme inhérent à l’art de Matisse. Une objection que l’on peut cependant adresser au principal curateur, Raphaël Bouvier tient à l’absence de regard critique ou de contextualisation sur la condition féminine. Les figures féminines sont constamment magnifiées, poétisées chez Matisse, mais elles sont toujours mises en scène comme des objets décoratifs, au même titre qu’une tapisserie ou une plante. Maintenues dans des poses passives, éternellement indolentes, elles sont aussi dépourvues de tout pouvoir d’agir. Cette impression affleure déjà dans les tableaux du peintre, elle s’aggrave dans des photographies le montrant au côté de modèles féminins. Le peintre est assis, habillé en bourgeois, le pinceau à la main, tandis que les femmes, souvent à demi-nue, sont reléguées dans des boudoirs, sortes de niches artificielles où on ne leur demande rien d’autre que de s’étendre et de se prélasser… La dissymétrie est trop flagrante pour être tue.

Loïc Millot
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