« We knew the world would not be the same. A few people laughed, a few people cried, most people were silent », se rappelle l’homme hagard, les yeux baissés, face à la caméra. Il s’agit d’une des citations les plus célèbres du physicien J. Robert Oppenheimer. Lors de cette interview consacrée vingt ans après l’explosion de la première bombe atomique, le Trinity Test en 1945 dans le désert du Nouveau Mexique, il dit s’être souvenu à l’instant de son explosion d’un extrait d’un chant hindou, le Bhagavad-Gita : « Now, I am become Death, the destroyer of worlds. » Grâce au biopic éponyme réalisé en 2023 par Christopher Nolan, à présent diffusé sur les plateformes, Oppenheimer, le Manhattan Project sur lequel il travailla et la recherche dans le domaine du nucléaire ont connu une nouvelle vulgarisation. À cause des guerres à Gaza et en Ukraine, à cause aussi de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump dans les prochains jours, la menace nucléaire semble à nouveau de plus en plus inquiétante. L’exposition que consacrent les curatrices Maria Stavrinaki et Julia Garimorth à l’Âge atomique au Musée d’art moderne de la Ville de Paris combine une recherche documentaire profuse multipliant les angles à la vue d’artistes, entre fascination et catastrophisme.
Durant la guerre froide, il n’en fut pas autrement au Luxembourg : alors que le ministre de l’Économie et de l’Énergie Marcel Mart (DP) et ses gouvernements CSV-DP, puis DP-LSAP plaidèrent au début des années 1970 pour l’érection d’une centrale nucléaire à Remerschen, sans quoi « les lumières s’éteindront en 1980 au Luxembourg » (Mart), ce moment constitua en même temps la naissance d’une forte opposition citoyenne, transpartisane, dont la lutte militante – à laquelle participèrent de nombreux artistes, chanteurs, auteurs et dessinateurs – fit finalement capoter le projet. Les jours suivant la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le 26 avril 1986, les émissions radios et télés s’évertuèrent à expliquer que le nuage radioactif allait contourner les frontières du Luxembourg, mais que, par pure mesure de précaution, il valait mieux ne pas manger de champignons des bois et qu’il fallait bien laver sa salade du jardin avant de la consommer.
Cette naïveté, cette méconnaissance du danger réel d’un incident atomique ainsi que la fascination pour l’énergie nucléaire se retrouvent aussi au cœur de l’exposition parisienne consacrée à ce « nouvel âge de l’humanité » selon les curatrices, inauguré par la découverte de la radioactivité à la fin du XIXe siècle. Les recherches de Röntgen, de Pierre et Marie Curie, de Henri Becquerel ou encore de Niels Bohr sont exposées dès l’entrée du parcours : Loïe Fuller célèbre ces découvertes révolutionnaires avec sa Danse Radium, Hilma af Klint exprime sa fascination pour l’atome dans une série de dessins, tout comme le font à leur manière Marcel Duchamp ou Vassily Kandinsky. Cet enthousiasme dure jusqu’en 1945 et le premier test nucléaire en juillet, puis l’effroi de la destruction de Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Une riche documentation photographique et textuelle retrace ces étapes essentielles de l’histoire nucléaire. Les photos et les dessins de Hiroshima et Nagasaki sont remarquables car loin de tout sensationnalisme : une photo d’un anonyme ayant documenté l’ombre d’un passant sur l’asphalte ou celles, métaphoriques, de Hiromi Tsuchida montrant des arbres ayant survécu sur place touchent par évocation.
L’horreur de la bombe toutefois semble avoir été vite oblitérée par l’enthousiasme de la reconstruction et le boom économique des trente glorieuses. L’énergie nucléaire est alors la promesse d’un avenir électrique sans limites. La propagande, notamment américaine, est à l’avenant : élection de « Miss Atom », gâteaux en forme de champignon nucléaire, organisation de visionnages publics de tests nucléaires.
Aux frontières du Luxembourg, Électricité de France construit la centrale de Cattenom à la fin des années 1970, un dessin de Claude Parent exposé à Paris la montre de manière quasi bucolique, comme le fera Jürgen Nefzger plus tard ailleurs, dans une série de photos du début des années zéro, montrant des gens normaux prenant un bain de soleil ou faisant un pique-nique à côté des nuages blancs de centrales atomiques.
Or, les artistes sont ceux qui mettent les plus efficacement en garde devant les dangers du nucléaire : le film de docu-fiction The War Game que le réalisateur Peter Watkins a tourné en 1966 pour la BBC afin d’expliquer ce qui arriverait à la population britannique en cas d’attaque nucléaire fut tellement réaliste, et ce avec une grande économie de moyens, que la chaîne décida de ne jamais le diffuser. Avec une égale parcimonie de moyens esthétiques, l’artiste américain Bruce Conner monta, en 1976, l’œuvre Crossroads, à partir des images des 500 caméras de l’armée américaine qui documentèrent les essais nucléaires de l’atoll de Bikini en 1946. L’utilisation de la musique de Patrick Gleason sur ces images au ralenti font ressentir, même ou surtout avec le recul historique, toute l’horreur de ce que l’homme est capable d’infliger à l’homme – et à la nature. Ce colonialisme nucléaire ou la « nucléarisation du monde » constituent la partie la plus fascinante de l’exposition, pour laquelle il est recommandé de prévoir au moins deux heures de temps de visite. On en sort militant/e pacifiste et anti-nucléaire.