La Grande-Duchesse est récompensée par une représentante des Nations unies pour son action contre les violences sexuelles liées aux conflits armés. L’épouse du chef de l’État entre dans l’arène politique internationale. Mais tout rôle public lui est exclu en politique nationale

Intérêts en conflit

d'Lëtzebuerger Land du 03.09.2021

La Grande-Duchesse recevra vendredi 10
septembre à Colmar-Berg le titre de « championne de la lutte contre les violences sexuelles liées aux conflits en soutien au plaidoyer des Nations Unies ». Il sera remis des mains de Pramila Patten, représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies chargée de la conflict-related sexual violence (CRSV en dialecte onusien) et directrice exécutive ad interim de ONU Femmes, entité des Nations unies pour l’égalité des sexes. En somme Pramila Patten est l’une des vingt plus éminentes personnalités de l’organisation internationale. Invité à la cérémonie, Xavier Bettel décline du fait « d’engagements pris antérieurement », communique son cabinet. Le ministre des Affaires étrangères, Jean
Asselborn (LSAP), représentera le gouvernement. Au Land, le ministre socialiste indique que sa présence tient surtout à celle de Pramila Patten, qu’il recevra quelques jours plus tard. Interrogé sur un éventuel lien avec la candidature du Luxembourg au Conseil des droits de l’Homme, Jean Asselborn affirme que « cela n’a rien à voir ». Facile à dire. Difficile à croire. Le malaise est palpable de toutes parts. L’événement, organisé dans une semaine, n’a fait l’objet d’aucune publicité. Ni du gouvernement, ni des Nations Unies, ni de l’association Stand Speak Rise Up! qui perpétue l’ambition née du Forum organisé par la Grande-Duchesse en mars 2019 de faire entendre les victimes du viol comme arme de guerre (et à terme de mettre fin à la pratique). Seuls quelques cartons d’invitation envoyés par l’association présidée par l’épouse du Grand-Duc lèvent le voile sur l’événement. La Fondation du couple grand-ducal organise et finance cette cérémonie qui se tiendra au Château de Colmar-Berg, et qui sera suivie d’un cocktail dînatoire. 

La Maison du Grand-Duc n’alignera pas un centime. La maréchale Yuriko Backes met un point d’honneur à appliquer l’arrêté grand-ducal du 9 octobre 2020 à la lettre. On assume cependant la mise à contribution du staff de Colmar-Berg. Valets et femmes de chambre sont payés par la Maison du Grand-Duc. L’institution née du rapport Waringo, du nom du super-auditeur de l’exécutif, « a pour mission de fournir au Grand-Duc le soutien administratif et logistique nécessaire à l’exercice de la fonction de Chef de l’État », est-il écrit au deuxième article du texte qui exclut, dès son intitulé, tout rôle à la conjointe (ou au conjoint) du Grand-Duc. « Rien n’est prévu pour elle, pas même l’aspect budgétaire », commente le constitutionnaliste Luc Heuschling. L’arrêté a été taillé en réaction au rapport de Jeannot Waringo qui, lors de sa remise en janvier 2020, avait retenu la mainmise de la Grande-Duchesse sur le fonctionnement de la Cour, et notamment sur les décisions « les plus importantes dans le domaine de la gestion du personnel », hautement problématique. 

L’organisation du Forum Stand Speak Rise Up (SSRU) les 26 et 27 mars 2019 avait marqué un point de non-retour dans  la volonté de Xavier Bettel (DP) de freiner le financement des ambitions philanthropiques de la Grande-Duchesse. La préparation de cette « conférence internationale » avait requis des mois durant la participation de toute la Cour, financée par le contribuable. Le ministère des Affaires étrangères avait allongé 400 000 euros, soit un tiers du budget. Les forces vives de l’économie nationale et les fonds propres de la Fondation du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse (alimentée par des dons déductibles) avaient été mis à contribution pour le reste (d’Land, 5.2.2021). 

Lors du Forum contre le viol comme arme de guerre, la mise en scène de la Grande-Duchesse avait été jugée outrancière par une partie des militants qui, nonobstant le rôle majeur joué par Maria Teresa, estimaient que les survivantes participantes avaient été placées en arrière-plan, alors que l’ambition initiale, originalité de l’événement saluée par tous, consistait à matérialiser le problème par le témoignage des victimes. Dans son discours de clôture, l’académicien français Jean-Christophe Rufin (présenté comme « grand témoin »), l’un des pionniers de Médecins sans frontières et ancien président de Action contre la faim, avait rendu un hommage (très) appuyé à Maria Teresa : « Au cœur de cette conférence du cœur, il y a un cœur, une personne. Cet événement n’est pas le fruit d’une institution froide, c’est le fruit de l’action d’une personne. Elle a été mentionnée à plusieurs reprises, mais il est temps d’organiser en un instant la reconnaissance de la Grande-Duchesse qui a été à l’origine de ces deux journées magnifiques », avait lancé l’orateur pour faire lever le centre de conférence. 

Jean-Christophe Rufin a été désigné administrateur de l’association Stand Speak Rise Up en novembre 2019 quand il a fallu donner une substance qui en jette à l’Asbl, en sus de Stéphane Bern et autres profils clinquants comme le Prix Nobel de la paix Denis Mukwege. Ils avaient été réunis au château le temps d’un weekend. L’ancien inspecteur des Finances, Jeannot Waringo, fouinait. La Cour était pressée de régulariser les dépenses de la fondation du couple royal dans SSRU. Elle montrait que l’association n’était pas une coquille vide. Selon l’inscription au registre de commerce, Jean-Christophe Rufin devait rester au board jusqu’en 2022. Le médecin-diplomate-humanitaire et membre de l’Académie française en a été radié au mois d’août. Le seul parmi la dizaine d’administrateurs ajoutée en novembre 2019. Son nom est mal orthographié dans toutes les documentations. Il est écrit « Ruffin ». Une source nous indique qu’il n’a jamais participé à aucune réunion. Jean-Christophe Rufin est par ailleurs inscrit comme conférencier professionnel sur trois plateformes spécialisées, dont London Speaker Bureau. Interrogés sur une éventuelle facturation de l’intéressé pour l’événement, les anciens maréchal et chef de cabinet du Grand Duc, Lucien Weiler et Michel Heintz, font valoir leur devoir de réserve. Nous n’avons pas obtenu davantage d’informations de la part de Jean-Christophe Rufin. 

Le reproche d’une instrumentalisation de la cause a refait surface cet été. L’ONG We are not Weapons of War a publié sur son mur Facebook le message reçu d’une des survivantes avec qui elle travaille. À la date symbolique de la journée internationale pour l’élimination de la violence sexuelle en temps de conflit, l’ONG active pour la cause depuis 2014 a été contactée par la maman d’une enfant née du viol. Une nouvelle fois invitée à témoigner dans le cadre d’un séminaire organisé en juillet, cette survivante n’avait reçu comme perspective d’indemnisation qu’une cinquantaine d’euros pour les frais de connexion alors que des aides pour payer les frais de scolarité de sa fille avaient été promises. « I don’t regret giving birth to XXXX but it pains me so much to see her suffering and someone wants to take advantage of the situation », avait-elle écrit dans le message publié par l’ONG, un message qui a été effacé depuis. 

Les langues se délient et l’annonce du prix qui sera remis à la Grande-Duchesse interpelle. Dans le monde militant, on peine à comprendre pourquoi une tête couronnée est récompensée et non une victime qui prend le risque de témoigner. Qu’est-ce d’ailleurs que cette médaille de championne ? Un prix similaire avait été décerné à la première dame de la République démocratique du Congo en décembre 2019, Denise Nyakeru. « Maman Denise », comme la surnomment les Congolais bienveillants, était alors devenue « championne mondiale de la prévention des violences », « dans le but de prévenir le plaidoyer des Nations unies » sur cette question, avait détaillé l’impétrante au cours d’une cérémonie organisée à Kinshasa. « Ce fléau répugnant doit impérativement s’arrêter. Je salue à ce titre la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies qui nous donne de nouvelles armes indispensables dans la prévention et la lutte », avait déclaré l’épouse du nouveau président Félix Tshisekedi. Il avait pris la place de Joseph Kabila dans un pays fragilisé par les attaques de rebelles islamistes dans l’est, où les Nations unies peinaient à contenir les massacres. Le prix Nobel Denis Mukwege, ressortissant congolais et proche de Pramila Patten, était un farouche opposant à Kabila. À l’issue de la cérémonie organisée à Kinshasa, Pramila Patten avait expliqué aux médias avoir trouvé en Denise Nyakeru « une partenaire stratégique », sur le continent africain. Maria Teresa, première dame du Grand-Duché, serait-elle le nouveau partenaire stratégique de Pramila Patten pour promouvoir sa cause ? 

Une collaboratrice de Pramila Patten aux Nations Unies et en contact régulier avec le bureau de
Maria Teresa rapporte que « the Grand Duchess is fantastic, very dedicated, very committed to the CRSV, very close to the survivors ». La représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies chargée des violences sexuelles liées aux conflits est conseillère honoraire de SSRU. L’intérêt de la Grande-Duchesse pour les violences sexuelles liées aux conflits sert Pramila Patten dans sa volonté de remonter le sujet dans l’agenda onusien (une vingtaine de commissions sont en concurrence), mais aussi sa prégnance dans l’organisation. De la même manière, en intégrant le réseau de Pramila Patten, la Grande-Duchesse (qui s’est par ailleurs attachée les services de la très connectée Chékéba Hachemi, citée dans un portrait autorisé publié jeudi dans Vanity Fair et associée, avec Stéphane Bern, dans le tweet de remerciement « pour ce très bel article » signé Maria Teresa) gagne en crédibilité dans l’écosystème humanitaire, côté puissants. Dans son acte de candidature au Conseil des droits de l’Homme (2022-2024), le ministère des Affaires étrangères promet de « continuer de soutenir le bureau de la représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies chargée de la question des violences sexuelles commises en période de conflit et de s’engager contre les violences sexuelles et sexistes suite à la conférence internationale Stand Speak Rise Up qui s’est tenue en mars 2019 à Luxembourg à l’initiative de S.A.R. la Grande-Duchesse pour venir en aide aux survivantes de violences sexuelles ».  CQFD.

Par son combat, la Grande-Duchesse s’est invitée dans le jeu institutionnel en dépit des textes. « Elle explore », constate Luc Heuschling. Elle joue un rôle dans la politique internationale et officiellement aucun sur la scène nationale. L’arrêté du 9 octobre 2020 instituant la Maison du Grand-Duc, écrit sur base des préconisations de Jeannot Waringo, doit être complété par une révision constitutionnelle. Celle-ci mettra définitivement hors-jeu le conjoint (ou la conjointe) du chef de l’État. Or, dans les faits, elle est même privée de droits civiques. Contacté, l’ancien homme fort de la réforme constitutionnelle et dorénavant membre du Conseil d’État, Alex Bodry (LSAP), assure que « dans aucune constitution européenne, le conjoint du monarque n’est doté d’un statut particulier. Il en est de même pour les conjoints des présidents dans une République ». En mars, le publiciste Victor Weitzel écrivait (d’Land, 5.3.2021) : « En déclarant (dans la fameuse interview non-autorisée à Paris Match, ndlr) ‘qu’on a changé d’appellation pour focaliser sur la fonction constitutionnelle du chef de l’État, mais, pour moi, la monarchie doit être portée par le couple régnant et la famille grand-ducale’, Henri a assumé le risque d’entraîner le pays dans une crise constitutionnelle ».

Pierre Sorlut
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