Perspectives moroses pour le secteur financier

Le gros dos ou l’autruche ?

d'Lëtzebuerger Land vom 06.04.2012

Lorsqu’un capitaine d’industrie admoneste le gouvernement et les syndicats sur les risques de dérives du modèle économique luxembourgeois et égratine les acquis sociaux, ça fait partie du jeu et ça ne choque presque plus personne. Si le « donneur de leçon » est un banquier et de surcroît un étranger, un message à peu près identique soulève des hauts le cœur et des réactions épidermiques relevant sans doute davantage de la psychanalyse, voire de xénophobie, que d’un jugement clairvoyant.

Parce qu’il se sent « incompris » et même méprisé, Ernst Wilhelm Contzen, président de l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) s’est fendu d’une longue lettre ouverte aux trois syndicats du secteur financier pour tenter de justifier ses vues – qui sont d’ailleurs aussi celles des responsables de tout le secteur qui emploie près de 30 000 personnes et qui l’ont porté à la tête de l’association patronale – sur la situation des banques et les perspectives de développement peu reluisantes actuellement du secteur financier, dont dépend pourtant toujours étroitement la prospérité du pays. L’État providence luxembourgeois aux frais de la place financière, les « retraites à 58 ans » et à « taux (presque) plein », un système de santé plutôt dispendieux : c’est fini, explique le patron de l’ABBL qui s’étonne encore que ce message un chouïa carcicatural, asséné par d’autres entrepreneurs tout aussi démagogiques, qui voudraient par exemple que les musées soient reconvertis en foyers pour sans abris, ait soulevé un tel tollé dans la population. C’est de la provocation, se sont indignés les représentants des syndicats. C’est vrai que le personnage ne fait pas dans la dentelle ni dans la diplomatie.

Ceci dit, les appels du pied du président de l’ABBL pour faire descendre les résidents luxembourgeois de leur petit nuage et les encourager à revoir leurs certitudes de l’inaltérabilité du business model national, le ton et l’insistance du message ne relèvent pas de la pure propagande patronale. Il y a une vraie crainte derrière. En dépit de certains signaux à moitié encourageants, notamment le classement des centres financiers internationaux du Global Financial Centers Index 11, publié en mars, plaçant le Luxembourg au 23e rang des places financières, contre une place de 29e un an plus tôt, les opérateurs du secteur s’inquiètent de l’évolution des affaires, particulièrement dans la gestion de fortune, créneau qui fut toujours le plus porteur de la branche en raison de ses belles marges opérationnelles. Devant l’assèchement des flux du private banking, la situation est aujourd’hui jugée « grave, et même gravissime », par Jean-Jacques Rommes, le directeur de l’ABBL, dans un entretien au Land.

Il y avait donc des raisons pour que Ernst Wilhelm Contzen, et toute l’ABBL derrière lui, « récidive », selon les propos du président, dans l’espoir « d’être plus explicite » et « mieux compris », loin de l’image grossière et caricaturale qui le présente comme un personnage machiavélique et un « méchant patron » étranger, protecteur des droits des actionnaires à se servir des dividendes, adepte des licenciements boursiers et fossoyeur des acquis sociaux, tels l’indexation et le nombre des congés dans le secteur financier. « Tout ce qui vous tient à cœur, prédit-il, – à savoir les emplois, des cotisations sociales peu élevées, des remboursements de santé généreux, des pensions qui quelque fois dépassent le dernier salaire – est très sérieusement en danger ». « Je me demande quelque fois, rappelle encore le président de l’ABBL, si mon origine étrangère me permet de dire ouvertement comment je vois les choses. Mais j’estime que ma responsabilité de chef d’entreprise, de représentant de la place financière (...) m’impose d’appeler à agir sur un certain nombre de paramètres dans l’espoir de sauver l’essentiel ». « Est-ce un Luxembourgeois qui devrait le dire, alors que le secteur financier est étranger à 80 pour cent et même à près de 100 pour cent si on compte du capital ? » s’indigne Jean-Jacques Rommes, inquiet des manifestations de xénophobie que suscitent les propos de Contzen dans le Landerneau grand-ducal.

Qu’ont-ils de si indécents d’ailleurs ? Rien qu’on ne sache pas déjà de la fragilité sur laquelle la croissance luxembourgeoise a reposé pendant des décennies. La croissance du secteur financier est en panne et nul ne sait quand ni à quel rythme la pompe à finance de l’économie luxembourgeoise redémarrera. Son niveau de revenus en 2011 est celui de 2005, tandis que ses frais ont grimpé de plus d’un milliard d’euros. « Les actionnaires ont jusqu’à présent ‘supporté’ ce trou, » souligne Jean-Jacques Rommes. N’oublions pas, poursuit-il en substance, que si les investisseurs étrangers viennent à Luxembourg pour y ‘faire de la banque’, c’est dans le but d’en tirer une rentabilité supérieure à ce qu’ils feraient dans leur propre pays. Sinon à quoi bon y venir ? « Il faut que ce soit plus rentable au Luxembourg que chez eux, sinon au Luxembourg, on ferme la boutique », résume-t-il, précisant que les maisons mères n’attendront certainement pas que leurs filiales luxembourgeoises engrangent des pertes pour mettre la clef sous la porte.

L’évolution de la courbe des emplois bancaires dessine une ligne vers le bas depuis les premiers symptômes de la crise en décembre 2008 et la hausse des effectifs intervenue entre juin et septembre 2011 (550 personnes supplémentaires) n’est que le résultat d’un transfert d’activité d’un professionnel des fonds d’investissement (Fastnet), après sa reprise par une banque du même groupe (Caceis). Il n’y a donc pas eu de création d’emplois et l’évolution depuis le quatrième trimestre, selon les graphiques de la Commission de surveillance du secteur financier, montre là encore une courbe à la baisse. Quant à la détérioration des revenus des professionnels du secteur financier et la dégradation de la rentabilité de cette branche « annexe », elle est aussi indéniable que préoccupante. « Tout s’effrite, je le vois depuis dix ans, mais la tendance s’exacerbe de façon exponentielle », note Jean-Jacques Rommes. Même la flexibilité du régulateur du secteur financier, sa proximité avec les opérateurs et son caractère business friendly, qui avaient fait une des spécificités du Luxem[-]bourg, ne sont plus praticables compte tenu de la pression réglementaire internationale et de l’harmonisation du secteur financier.

La plupart des nouvelles « niches » d’activité dans lesquelles le secteur financier s’est engouffré après les premiers signes de désaffection des clients « traditionnels » cherchant davantage la discrétion qu’une gestion performante de leurs actifs, n’ont pas débouché sur le succès planétaire que connut, à une autre époque, l’industrie des fonds d’investissement. Le fait que le Luxembourg se hisse à la première place des centres de microfinance est légitimement un sujet de fierté nationale, mais en termes de valeur ajoutée et de création d’emplois, l’apport de ce secteur reste marginal. Le secteur financier n’a pas produit non plus depuis longtemps d’idée lumineuse susceptible de revigorer sa croissance et la plateforme du Haut comité de la place financière présidé par le ministre des Finances Luc Frieden, CSV, n’est pas ce qu’on peut appeler un bouillon de culture capable de réinventer la formule qui donnera un nouvel élan à la place financière. Le contexte économique morose ne se prête de toute façon pas à l’exploration d’improbables pistes de la diversification.

La moisson que ramènent de l’étranger les missions de l’agence Luxem[-]bourg For Finance, sans être négligeable, n’a rien non plus de spectaculaire. Le ministre des Finances expérimente à chacun de ses déplacements prospectifs les difficultés à séduire les investisseurs internationaux des avantages d’une implantation au grand-duché.L’harmonisation de la réglementation bancaire internationale rend la propagande vantant « l’exception luxembourgeoise » moins facile à vendre qu’autrefois. Il y aurait des bonnes nouvelles dans les cartons, résultats de la prospection au Moyen Orient et en Asie notamment, mais les décisions pour ouvrir un établissement au Luxem[-]bourg – ou même en vendre un – prennent du temps à mûrir et donnent une impression qu’il ne se passe plus grand-chose sur la place depuis la venue en grande pompe des Chinois de ICBC en janvier 2011. Il n’y a probablement plus que les firmes de consultants pour croire encore aux « vecteurs de croissance et de positionnement » du Luxem[-]bourg financier et de la supériorité de ses opérateurs.

Ainsi, « faire de la banque » au Luxem[-]bourg n’a plus rien à voir avec le modèle du passé, où les établissements s’offraient des marges appréciables sur les portefeuilles de « petits » clients étrangers captifs, dont la présence au Luxem[-]bourg se justifiait uniquement par un souci de discrétion sur la provenance de leurs fonds. Ce modèle d’affaires ne présente plus aucune perspective de croissance, au Luxembourg pas plus qu’ailleurs. Il faut donc s’attendre à des fermetures de petits établissements. Des banques comme Van Lanschot, après vingt ans de présence au Luxembourg, ont choisi l’exil, rapatriant certains clients dans leurs pays d’origine ou en transférant d’autres vers la Suisse. Non pas que le modèle helvétique soit supérieur ou meilleur marché à celui du Luxem[-]bourg – les deux se valant en termes de coûts et d’expertise –, mais simplement que l’heure est aux économies d’échelle et que, dans l’arbitrage qui dut être fait par la maison-mère néerlandaise, la balance a penché cette fois-ci du mauvais côté et Luxembourg fut le perdant.

L’activité de dépositaire des fonds d’investissement, avec ses marges très serrées, ne permet pas de compenser le manque à gagner lié aux départs des petits clients de la banque privée, que l’on laisse d’ailleurs souvent choir à leur propre sort. Les « gros clients », plus exigeants en termes de qualité de services et de sophistication financière – plus transparents aussi –, offrent une rentabilité plus réduite que les « petits » épargnants. Même si elle se porte bien, la banque commerciale, sur un marché local réduit en termes de population et déjà surbancarisé, ne peut pas non plus à elle seule assurer la relance du secteur financier.

Interrogés sur leurs préoccupations, de nombreux banquiers européens, et l’étude récente European Banking Barometer du cabinet Ernst [&] Young ne viendra pas les contredire, placent la gestion des risques, l’implémentation des nouvelles normes de solvabilité et de fonds propres et la limitation des dépenses au premier rang de leurs priorités pour 2012, bien avant l’exploration de nouveaux segments d’affaires et d’investissements sur les marchés émergeants.

Bref, l’heure est au sauvetage de l’essentiel. Et en attendant que la tempête passe, les opérateurs du secteur financier font le gros dos, exigent des sacrifices, sans s’embarrasser des formules de politesse.

Véronique Poujol
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