L’investissement durable encore peu lisible pour les investisseurs particuliers

Stratégies composites

d'Lëtzebuerger Land vom 14.02.2020

Dans les couloirs de l’aéroport de Genève, les énormes panneaux publicitaires vantant les mérites des banques suisses ont un point commun : leurs messages font tous référence à l’investissement durable ! De son côté, BlackRock a publié le 14 janvier un document indiquant que « la durabilité doit devenir notre norme en matière d’investissement ».

Cette conversion massive à la « finance verte » n’est guère surprenante. Selon un sondage grand public publié en France en juin 2019, plus de sept répondants sur dix jugeaient importante la prise en compte, par les établissements financiers, des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), d’autant qu’elle a eu un effet très positif sur le rendement des portefeuilles depuis 2014, selon une étude d’Amundi.

Le SRI (pour « sustainable and responsable investment », sigle anglais désignant l’investissement durable) n’est pas un phénomène de mode ; il est désormais solidement ancré dans le paysage financier mondial. Raison de plus pour savoir combien il pèse réellement. C’est là que commencent les difficultés. Car les différentes stratégies d’investissement qui relèvent du SRI sont mêlées de manière tellement inextricable que les chiffres en deviennent illisibles ou incohérents.

Ainsi, selon l’étude de référence publiée tous les deux ans par la GSIA (Global Sustainable Investment Alliance)1, les actifs financiers gérés de manière durable s’élevaient en 2018 à quelque 30 700 milliards de dollars. Un montant considérable, qui a augmenté de 34 pour cent en deux ans et qui représente le tiers du total des actifs gérés dans le monde. Pourtant, en additionnant les montants gérés selon les sept grandes stratégies SRI (lire encadré), on parvient à un total mondial encore plus impressionnant de 55 100 milliards, soit 80 pour cent de plus. Même constat en Europe, où selon l’association Eurosif les actifs gérés seraient d’environ 14 000 milliards alors que la somme des « stratégies individuelles » s’établit à 22 550 milliards.

La différence s’explique par la prise en compte des mêmes données à plusieurs reprises. En effet, aucune des stratégies n’est « pure ». Chacune est composée d’un mélange de plusieurs d’entre elles, avec une dominante plus ou moins marquée. Prenons l’exemple de la stratégie d’exclusion, a priori la plus simple et la plus lisible, car elle consiste à investir des sommes d’argent en excluant certains secteurs comme le tabac, les jeux et l’armement, ou certaines entreprises. Il est rare qu’elle soit conduite de manière unique, les gérants la combinant souvent avec une autre approche, car, comme le dit Grégoire Cousté, délégué général du Forum de l’Investissement Responsable à Paris, « se contenter d’exclure certains secteurs ne suffit pas à être responsable ». Elle est donc généralement associée au « filtrage par les normes » ou vient en complément d’une stratégie d’« intégration ESG ».

Pas facile de s’y retrouver dans ces conditions. La GSIA parvient à un total de 30 700 milliards de dollars en tentant d’éliminer les doublons. Malheureusement, elle ne donne aucun détail sur sa manière de procéder et, surtout, les chiffres présentés pour chaque stratégie ne sont pas « purgés » des redondances. Ainsi, pour savoir ce que pèse la stratégie « best-in-class » dans le SRI il faudrait idéalement comptabiliser seulement ce qui relève de « l’excellence ESG », quelle que soit la stratégie annoncée (par le promoteur d’un fonds par exemple). Une tâche très compliquée, de sorte que finalement les montants affichés seront ceux de toutes les stratégies comportant une part de « best-in-class », à titre principal ou non.

Sur cette base, la stratégie d’exclusion était la plus pratiquée en 2018. Elle rassemblait 36 pour cent des actifs. Bien que relativement simple à mettre en œuvre, elle comporte des ambiguïtés. Si le tabac est généralement exclu pour des raisons morales, certains gérants éliminent ce secteur parce que la baisse du tabagisme affecte la valeur des titres des entreprises productrices. De même, ceux qui se détournent des sociétés pétrolières et gazières ne le font pas seulement par conviction, mais parce qu’ils craignent que leur activité décline, à mesure que les énergies renouvelables se développent.

Au niveau mondial, l’intégration, où les gestionnaires de portefeuille prennent en compte dans leur analyse financière fondamentale des facteurs ESG importants dans un secteur donné (comme la sécurité des produits pour une entreprise pharmaceutique), arrive en deuxième position avec 32 pour cent des actifs. Avec une croissance deux fois plus rapide que l’exclusion (de 69 pour cent de 2016 à 2018), alors qu’elle est pourtant plus complexe à mettre en œuvre, cette stratégie devrait logiquement être en tête aujourd’hui.

L’engagement actionnarial se situe assez loin derrière avec 18 pour cent des actifs. Il est conceptuellement à l’opposé des exclusions, car, au lieu d’éliminer des sociétés, l’investisseur s’engage avec elles de diverses manières pour les amener à changer leur comportement. Cela peut aller jusqu’à transformer leur modèle productif. Ainsi plusieurs grands investisseurs institutionnels se sont engagés avec des sociétés pétrolières et charbonnières pour les aider à devenir des entreprises d’énergie non fossile.

Ces trois stratégies concentrent 86 pour cent des actifs et laissent peu de place aux quatre autres. Parmi celles-ci, contrairement à une idée reçue, le « best-in-class » ne regroupe que 3,3 pour cent des actifs gérés durablement.

Les investissements durables s’étendent désormais à l’ensemble des classes d’actifs, mais avec une évidente prédilection pour les actions cotées : 51 pour cent des montants début 2018 contre 36 pour cent pour les obligations, principalement « corporate ». La moyenne mondiale est très influencée par les États-Unis, car en Europe la part des actions n’est que de 46,5 pour cent contre quarante pour cent pour les obligations (qui en 2016 étaient encore nettement majoritaires). En 2018, l’immobilier et le capital-investissement pesaient chacun trois pour cent des actifs mondiaux en investissement durable.

Selon le rapport GSIA, la proportion des « actifs de détail » c’est-à-dire les investissements réalisés par des particuliers principalement dans des fonds, avec des seuils d’accès assez bas, progresse rapidement : en 2018, elle représentait le quart du total contre seulement onze pour cent en 2012. En Europe cette part était même proche de 31 pour cent.

Les auteurs notent que « l’intérêt des investisseurs de détail pour l’investissement durable et responsable n’a cessé de croître » et qu’il est devenu de plus en plus accessible. Des options d’investissement durable sont disponibles dans toutes les classes d’actifs et à travers une gamme élargie de véhicules d’investissement. Robert G. Eccles, professeur à Harvard et fondateur du Sustainability Accounting Standards Board, évoque même un « éventail ahurissant de saveurs de durabilité parmi lesquelles choisir », ce qui accroît la nécessité pour les investisseurs individuels de mieux comprendre les différentes stratégies utilisées aujourd’hui. Ce besoin apparaît dans toutes les enquêtes, mais le caractère composite des stratégies d’investissement durable les empêche toujours d’avoir une vision très claire de ce dans quoi ils souhaitent mettre leur argent.

Sept grandes stratégies

Les associations du SRI proposent désormais une classification des différentes stratégies d’investissement durable en sept catégories :

– L’exclusion (ou filtrage négatif) consiste à ne pas investir dans des entreprises ou des secteurs jugés négatifs pour l’environnement ou la société.
– L’intégration désigne la prise en compte systématique et explicite par les gestionnaires de fonds des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance dans leur analyse des sociétés où investir.
– L’engagement actionnarial consiste à utiliser le pouvoir des actionnaires pour influencer le comportement des entreprises dans un sens durable et responsable.
– Le filtrage basé sur les normes privilégie les entreprises respectant des normes internationales émis par l’OCDE, l’OIT ou l’Onu.
– La stratégie « best-in-class » (ou filtrage positif) consiste à sélectionner les émetteurs de titres ayant les meilleures pratiques ESG au sein de leur secteur d’activité, quel qu’il soit.
– L’investissement thématique s’intéresse à des entreprises impliquées dans la production d’énergies renouvelables, la gestion de l’eau ou des déchets. 
– L’investissement d’impact est orienté sur des problématiques sociales. Il comprend l’investissement communautaire, où les fonds sont spécifiquement destinés à des communautés traditionnellement mal desservis. gc

1 La GSIA regroupe les données de neuf pays d’Europe (Allemagne, Autriche, Espagne, France, Italie, Lichtenstein, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suisse) et de cinq autres pays (Australie, Canada, États-Unis, Japon et Nouvelle-Zélande). Elle adopte une définition large, parlant d’investissement durable, sans faire de distinction entre ce terme et des termes connexes tels que l‘investissement responsable et l‘investissement socialement responsable.

Georges Canto
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