Depuis quelques mois, la presse américaine s’alarme d’un déclin accéléré de l’attractivité des départements de sciences humaines et surtout des humanités (English Major, langues étrangères et langues classiques, littérature, philosophie, études religieuses, etc.) dans les universités américaines. Sur les dernières années, certaines universités ont en effet perdu jusqu’à quarante pour cent de leurs effectifs d’étudiants dans ces départements, amenant quelques-unes à la fermeture totale des départements concernés. Il faut préciser que si le déclin s’est accéléré ces derniers temps, il a été entamé bien en amont. Et il ne concerne pas seulement les États-Unis, mais aussi, bien que pas de manière aussi importante, une partie importante des universités européennes.
Au même moment où les médias ont commencé à commenter la crise de l’enseignement des humanités et des sciences humaines, on a pu lire dans la presse « culturelle » de nombreuses tribunes et opinions d’universitaires mettant ce recul en relation avec une crise des valeurs humanistes dans la société américaine. Cela non plus n’est rien de nouveau et est loin d’être limité aux États-Unis : en Europe on ne compte plus les articles et les ouvrages qui, depuis la dernière décennie du XXe siècle, se sont inquiétés d’une crise de la culture humaniste. Autrement la crise (réelle) des effectifs d’étudiants se voit interprétée comme témoignant d’une crise de la vision du monde humaniste conçue comme socle des valeurs fondamentales des sociétés occidentales modernes. Le passage de l’un à l’autre n’a évidemment de sens que si on présuppose que ce sont les disciplines humanistes enseignées à l’université qui assurent le transmission des valeurs humanistes et donc garantissent leur survie. C’est un raccourci pour le moins aventureux.
En fait, on connaît bien les causes du déclin de l’enseignement des humanités dans les universités. La cause la plus évidente réside dans le caractère de plus en plus professionnalisant de l’enseignement universitaire actuel, qui l’éloigne fortement de l’idéal humboldtien d’une formation de l’humanité. Or, les statistiques sont cruelles : les départements d’humanités et plus généralement de sciences humaines « produisent » plus de diplômés qu’il n’y a de débouchés directs pour les possesseurs d’un tel diplôme. On a en effet vite fait le tour de ces débouchés directs : Il s’agit, d’un côté, de l’enseignement et de la recherche universitaires (qui permettent le maintien de compétences pointues en philologie, philosophie, histoire, etc.) ainsi que, de l’autre côté, de la formation des enseignants des high schools ou lycées. Cela ne concerne qu’un nombre limité de diplômés. La plupart trouvent des débouchés indirects où seule une partie de leur formation sera pertinente, telles les capacités de rédaction, d’argumentation ou de persuasion rhétorique, ainsi qu’une (réelle ou supposée) ouverture d’esprit censée compenser la non-employabilité de leur savoirs proprement spécialisés. C’est notamment le cas des métiers du journalisme, de la médiation culturelle ou de la publicité. Cette faible employabilité directe explique en particulier la tendance à la réduction du nombre de doctorants (par des dispositifs de présélection), mais aussi l’élimination de certains majors en humanités et leur remplacement par une introduction générale aux humanités et sciences humaines intégrée dans des diplômes de formation directement professionnalisantes.
Une autre cause, liée à la première, est la dévalorisation monétaire des diplômes en humanités et sciences humaines. Elle est notamment liée à l’entrée dans l’ère digitale d’une grande partie des métiers correspondant aux débouchés indirects. Du fait de la généralisation des médias numériques ces emplois nécessitent de plus en plus des compétences techniques spécifiques. Cette dévalorisation risque de s’accélérer avec le développement des algorithmes d’IA (du genre ChatGPT) qui génèrent des textes et qui permettent de sous-traiter une grande partie non seulement de la collecte d’informations mais aussi de la création discursive et argumentative aux « machines intelligentes ». La dévalorisation monétaire joue sans doute un rôle plus important aux États-Unis qu’en Europe continentale, du fait du coût très élevé des études universitaires outre-Atlantique. Comme la plupart des étudiants devront passer de nombreuses années à rembourser les emprunts grâce auxquels ils ont financé leurs études, le retour sur investissement est particulièrement faible dans le domaine des humanités, du fait des salaires peu élevés correspondant à leurs diplômes.
Une troisième cause, plus difficile à évaluer, est interne à la tradition universitaire des humanités. Pour des raisons diverses, les études qu’on y mène apparaissent, aux yeux de nombreux étudiants, peu en phase avec la société actuelle et ses problèmes. L’introduction des post-colonial studies, des feminist studies ou des gender studies ont certes été autant de tentatives de mettre fin au manque d’inclusivité des curricula classiques. Mais l’habitus universitaire est tenace. Dans beaucoup de cas, ces nouveaux champs, correspondant pourtant à des questions essentielles, ont abouti à de nouvelles chapelles (pompeusement appelées « paradigmes ») qui sont souvent autant en guerre entre elles qu’avec les études humanistes traditionnelles qu’elles se proposaient de remplacer.
Aucune de ces causes, sinon peut-être la dernière, n’est liée à une crise de la culture humaniste. L’impression contraire traduit le nombrilisme qui est le lot de nombreux universitaires. Si la notion de « culture humaniste » doit avoir un sens, ce n’est qu’à condition qu’on la considère comme un ensemble d’attitudes, de valeurs, de règles et de croyances partagées concernant ce qui fait d’un être humain un être humain mais également concernant ce qui lui est dû en ce que, fondamentalement, il est un égal. Il se trouve qu’en Occident, la naissance du canon humaniste et sa transmission durant plusieurs siècles ont été indissociables de la forme du livre et donc de l’exercice de lecture. C’est de cela que les disciplines humanistes tirent leur importance historique.
Mais les siècles sont passés par là, et depuis plusieurs générations les valeurs humanistes (dans leur version européenne) imprègnent de manière diffuse l’ensemble de la culture européenne et plus généralement occidentale. Nous y entrons par immersion et imitation dès la petite enfance. Ce sont la vie familiale et l’enseignement élémentaire qui constituent le sas d’entrée le plus important. Notre relation avec les arts ou la littérature, et plus généralement la culture publique, jouent un rôle central dans ce processus. En ce sens, s’il y a un danger pour la culture humaniste aux États-Unis, il ne réside pas tant dans un recul des humanités dans la formation universitaire que dans le recul inquiétant du nombre de bibliothèques publiques et scolaires ainsi que dans la résurgence de programmes de censure limitant l’accès des enfants et des jeunes aux livres.
Les médias les plus importants à travers lesquels les valeurs humanistes sont transmises aujourd’hui ne sont pas non plus les mêmes qu’au siècle des Lumières. Il n’est pas sérieux de vouloir trouver un indice du déclin de ces valeurs dans le fait que depuis le début du XXe siècle les médias visuels n’ont cessé de mordre sur les livres. Le médium du cinéma en particulier constitue depuis plus d’un siècle un vecteur central de transmission intergénérationnelle de la culture humaniste, qu’il s’agisse des cinématographies locales ou du cinéma dit « hollywoodien ». Et la raison en réside précisément dans le fait que ces valeurs font depuis longtemps partie de la vie commune et que c’est celle-ci qui constitue la thématique dominante du cinéma.
Tout cela ne signifie pas que la survie des valeurs humanistes est assurée. Le XXe siècle en particulier a démontré leur fragilité. Mais cela n’est pas vraiment un argument en faveur des disciplines humanistes. Car il s’est avéré que cette fragilité était au moins aussi importante dans les temples universitaires de la culture humaniste que dans la société « réelle » : Avons-nous oublié l’enthousiasme avec lequel une partie des professeurs les plus respectés des universités allemandes ont embrassé la vision du monde nazi et son racisme anti-juif ?
Enfin, il ne faudrait pas confondre « déclin des valeurs humanistes » et « critique de de l’universalisme de la tradition humaniste européenne ». La prétention universaliste de la forme occidentale de l’humanisme a caché plus d’une fois des buts particularistes, notamment dans le cadre des entreprises coloniales. Il suffit de rappeler le récit de « nos ancêtres les Gaulois » qu’on faisait apprendre aux enfants des colonies françaises en Afrique. Ce fut ce constat du particularisme déguisé de certains aspects de l’humanisme européen qui a donné naissance aux tentatives de réforme proposées par les différentes formes de post-cassical humanities auxquelles j’ai fait allusion plus haut. Et à l’inverse, comment ne pas voir que des valeurs humanistes, donc à vocation universaliste, se trouvent aussi dans d’autres cultures ? De fait, une forme ou une autre d’humanisme fait partie de l’ADN culturel des hommes bien qu’il s’exprime sous des formes diverses et avec plus ou moins de vigueur selon les sociétés (et on peut convenir qu’il a trouvé une forme d’expression particulièrement articulée dans les sociétés européennes à partir de la Renaissance et surtout des Lumières).
Aucune forme d’humanisme réellement existant n’est universel au sens où il prendrait en compte l’ensemble des valeurs exigées par l’idéal humaniste. Et chacun est sans cesse menacé par des formes d’antihumanisme plus ou moins virulent. En ce sens l’universalisme humaniste a un statut proche de l’idée de littérature universelle, ou plutôt de littérature-monde (Weltliteratur), telle que Goethe la concevait. De même que, selon Goethe, l’universalité n’appartient à aucune littérature prise isolément mais constitue l’horizon de leur dialogue, de même aucune culture prise isolément n’est humaniste-universelle : L’universalisme constitue l’horizon du dialogue entre cultures. Par conséquent il me semble qu’une rénovation des disciplines des humanités n’est possible qu’au prix de l’abandon de tout provincialisme, qu’il soit social ou culturel.