Kayser, Marc; Limpach, Marc: Wir glauben an die Demokratie - Albert Wingert

Exceptionnel

d'Lëtzebuerger Land vom 20.01.2005

“Ainsi souvent, après des guerres / Des temps révolutionnaires / Les sots regagnent leur logis / N'ont rien oublié, rien appris.” Ce n'est pas sans amertume qu'Albert Wingert résume ainsi en 1945, la situation luxembourgeoise dans l'immédiat après-guerre. Les anciennes élites politiques dont une partie a de surcroît passé la guerre dans un exil, jugé doré par ceux restés en pays occupé, semblent se retrouver de nouveau aux leviers du pouvoir. Ce sentiment très répandu parmi les mouvements de résistance en Europe de l'Ouest caractérise également l'état d'esprit des LVL, LRL, LPL... et l'Alweraje. C'est ce dernier mouvement de résistance qui a attiré l'attention de Marc Kayser, historien, et de Marc Limpach, juriste. À travers la biographie de son fondateur, Albert Wingert, les deux auteurs retracent l'histoire d'un champ, la résistance de la gauche démocratique au Luxembourg, encore largement inexploité à part l'étude conséquente d'Henri Wehenkel, parue il y a vingt ans déjà. L'approche de Kayser et Limpach se distingue dès le début de la plupart des ouvrages parus sur le sujet. Dans une introduction, concise mais substantielle, ils essaient de développer un cadre théorique en proposant une réflexion stimulante sur la terminologie concernant la résistance. L'inscription de l'ouvrage dans une discussion méthodologique et historiographique européenne est le premier, et non le moindre, atout de ce livre. Deuxième choix qui s'avère également très riche pour comprendre l'occupation en général et la résistance en particulier, est la décision prise de commencer l'étude bien avant le 10 mai 1940. En choisissant la biographie, ils ne répondent pas seulement à une logique éditoriale - les biographies se vendent en général bien - mais ce choix permet également d'aborder cinquante ans d'histoire luxembourgeoise. Né en 1897, Albert Wingert s'inscrit en 1912 à l'école normale pour devenir instituteur. À ce moment-là déjà, il se caractérise par un esprit particulièrement critique, notamment face à l'Église catholique alors toute-puissante au Luxembourg. Après la Première Guerre mondiale, le jeune instituteur se lance dans une aventure probablement déterminante pour son engagement politique. Suite à sa situation socio-économique peu stable, il part avec sa femme en 1923 pour la Sarre où il va travailler dans les Écoles françaises des mines domaniales. La Sarre est à ce moment détachée de l'Allemagne et placée sous mandat international. Ces écoles sont un vecteur important de la politique culturelle française qui essaie de convaincre les Sarrois de ne pas voter lors d'un référendum prévu en 1935 en faveur d'un rattachement à l'Allemagne. Par son activisme en faveur de ce réseau d'enseignement, Wingert devient rapidement la cible des nationalistes allemands. “Müsjo Wingert”, comme l'appelle la presse d'Outre-Moselle, se transforme en un symbole de cette présence française, ce qui explique pourquoi il doit quitter la région en 1932. Dans cette partie, par ailleurs très intéressante, apparaît néanmoins un des défauts de cette biographie: la sympathie trop évidente, que les deux auteurs éprouvent pour leur sujet et pour les positions que celui-ci défend décontextualise parfois ces années que Wingert passe en Sarre. L'instituteur luxembourgeois qui défendra quelques années plus tard la liberté de chaque peuple de choisir son appartenance nationale, agit clairement dans un contexte d'occupation qui, comme chaque occupation, exacerbe les identités nationales. Aussi bien Wingert que ses biographes méconnaissent les dynamiques de dichotomisation d'une telle situation. Après son retour d'Allemagne, Wingert devient instituteur à Schifflange. Le chapitre consacré aux années trente est la partie la plus faible de l'ouvrage. C'est d'autant plus étonnant dans l'optique choisie par les auteurs, axée sur l'importance de l'avant-guerre pour comprendre l'occupation. Les treize pages qui couvrent les huit ans précédant l'invasion du Luxembourg ressemblent à un pot-pourri d'informations peu structuré. Ceci s'explique partiellement par l'absence de toute histoire socio-politique pour ces années au niveau national. Mais les auteurs auraient au moins pu poursuivre deux pistes de recherche plus en profondeur. D'une part, il aurait été intéressant de décrire davantage le microcosme politique de Schifflange et du Sud du pays, cadre géographique de la résistance future de Wingert. Un deuxième axe qui aurait pu s'avérer payant aurait été une analyse plus fine du monde des instituteurs. Viennent alors la guerre et l'occupation, sujet central du livre. Kayser et Limpach y décrivent avec beaucoup de détails les premiers pas dans la clandestinité, l'activation de différents réseaux de sociabilité, la naissance de l'Alweraje - nom composé de premières lettres des prénoms de ses fondateurs -, la pratique d'une action clandestine dangereuse et les contacts avec d'autres mouvements de résistance. Ils soulignent l'importance du mouvement lors de la grève de 1942. Peu à peu l'histoire de l'Alweraje et celle de Wingert se dissocie, ce dernier étant déplacé vers l'Allemagne. Ce récit plus classique est très bien écrit, si ce n'est que des longs passages de Ons Zeidong rompt trop souvent le récit, des citations dont on ne voit d'ailleurs pas toujours l'intérêt. Mi-1942, Wingert est arrêté par la police allemande. Sa première station sera Hinzert où il va devenir un héros en frappant publiquement “Iwan le terrible”, un SS particulièrement connu pour sa cruauté. On reste encore aujourd'hui ébloui par ce geste de révolte et étonné que Wingert ait survécu. Dans les prochains mois, il est plusieurs fois déplacé pour se retrouver en mai 1943 à Gusen, un camp dépendant de Mauthausen. Wingert y est placé par d'autres prisonniers luxembourgeois à un poste relativement sûr: il est attaché à la production d'armes. Kayser et Limpach révèlent ici un système passionnant qui mériterait une analyse spécifique. En effet, comme l'ont révélé les interviews conduites sous l'égide du CNA avec des survivants de camps de concentration, les Luxembourgeois parviennent à créer dans quelques camps des réseaux de solidarité qui leur permettent de “protéger” le plus possible leurs compatriotes en leur confiant des postes “moins dangereux”. Fin avril 45, le camp est libéré et Wingert retournera au Luxembourg. Souhaitant participer à la reconstruction du pays, notamment en développant une nouvelle pédagogie pour l'enseignement luxembourgeois, Albert Wingert se voit confronté à un monde politique peu intéressé par ses idées. Le 2 août 1946, Wingert est arrêté: il est accusé de préparer avec d'autres résistants un putsch. Cette affaire qui n'a aucun fond concret comme cela ressort clairement de l'analyse détaillée des deux auteurs, brise l'homme. Si son engagement sociétal, notamment à travers la Ligue des droits de l'homme, ne prend fin qu'avec sa mort en mars 1962, il ne joue plus un rôle important dans la vie politique luxembourgeoise. L'engouement que cette biographie a trouvé auprès du public est largement mérité. Il faut d'abord souligner que l'éditeur, d'Lëtzebuerger Land, a réussi à produire un beau livre, ce qui est trop rarement le cas sur le marché du livre luxembourgeois. Les deux auteurs ont réussi intelligemment à mêler micro-histoire et grand récit. Vu le peu de monographies sérieuses sur la résistance, ce livre comble assurément une lacune importante. On ne peut que souhaiter que d'autres mouvements trouvent des auteurs aussi bien inspirés. Kayser et Limpach nous livrent également un élément central dans un débat qui anime en ce moment l'historiographie luxembourgeoise, à savoir quel poids il faut donner aux intentions nationales et/ou antifascistes dans la résistance locale. S'ils ne méconnaissent pas l'importance des sentiments patriotiques, ils plaident pour une analyse différenciée qui accepte plusieurs couches de motivations. Celles-ci ne doivent pas s'exclure nécessairement. Reste à savoir si ces conclusions valables pour l'Alweraje le sont également pour d'autres mouvements car l'équipe réunie autour d'Albert Wingert est exceptionnelle à plus d'un égard.

Marc Kayser [&] Marc Limpach: “Wir glauben an die Demokratie” - Albert Wingert, Resistenzler; Éditions d'Lëtzebuerger Land, Luxembourg, décembre 2004 ; 328 pages, 25 euros ; ISBN : 291993004-4.

Benoît Majerus
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