Urbanisme

Renégocier l’espace public

d'Lëtzebuerger Land vom 17.07.2015

Ils ne sont que quatre aujourd’hui, assis dans la niche qui s’ouvre sous la passerelle menant vers l’ascenseur, au-dessus du grand escalier qu’enjambent les utilisateurs du train pour allers vers ou venir de la gare Esch-Belval, entre la Rockhal et le centre commercial Belval Plaza. Ils trainent là, juste entre copains, écoutent de la musique sur leurs enceintes bluetooth, fument des cigarettes, boivent des boissons gazeuses – rien de bien méchant. « Mir chillen » disent les jeunes. Les bons jours, ils sont une quarantaine à se retrouver là, à occuper l’espace public, ce qui est leur bon droit. Mais quand ils s’assoient en bas, sur les blancs qu’ils pensaient installés à cet effet, il y a immédiatement un employé d’une société de gardiennage privée pour les chasser, sous prétexte qu’ils font trop de bruit ou qu’ils dérangent.

Un jour, il s’est promené sous les piliers majestueux du nouveau bâtiment de la Cour européenne de justice à Kirchberg conçu par Dominique Perrault, essayant de regarder à travers la vitre, lorsque, soudain, « le bâtiment a commencé à me parler » se souvient l’architecte Philippe Nathan (bureau 2001). Une voix lui demanda ce qu’il voulait. « Entrer, rétorqua-t-il. Laissez-nous entrer, on veut juste voir ce qu’il y a à l’intérieur… » Impossible. « Ces bâtiments européens du Kirchberg et ces déserts publics qui les entourent sont pour moi le symbole de l’échec de l’Europe. Ils n’ont strictement aucun lien avec le public, c’est une chose que nous ne pouvons pas appréhender », estime-t-il. Philippe Nathan connaît bien le sujet de l’occupation de l’espace public, de la typologie des bâtiments au Luxembourg et de leur manque de lien avec leur contexte pour avoir développé Post-City, le pavillon luxembourgeois à la biennale d’architecture de Venise en 2012 (avec Yi-der Chou et Radim Louda). « Au Luxembourg, juge-t-il, tout est toujours assez binaire : il y a l’espace privé et il y a l’espace public, et les deux n’ont guère d’échange… »

Belval et Kirchberg sont deux villes nouvelles, deux quartiers créés par des urbanistes à partir de rien, sur une friche industrielle il y a quinze ans pour Belval ou sur un champ il y en a soixante pour le Kirchberg. Les deux quartiers ont en commun d’avoir été pensés pour la densification et une mixité des fonctions. Ils fonctionnent sans véritable centre, les planificateurs n’ayant pas trouvé de remplaçant pour cette fonction centrale de rassemblement que constituaient les églises dans les quartiers et villages classiques.

Ou peut-être si, quand même : dans une société capitaliste, les centres commerciaux ont remplacé les églises. Belval Plaza et Auchan sont, en journée, les centres névralgiques de ces quartiers, c’est là que les gens se donnent rendez-vous, qu’ils se retrouvent pour manger, aller au cinéma, faire leurs courses. Ce sont deux quartiers aussi qui n’ont pas de café du coin et pas de responsable politique, ni maire, ni aucun autre élu local charismatique qui les représente. Ils sont administrés par des services étatiques (Fonds Kirchberg, Fonds Belval) ou privés (Agora), dont les employés ne vivent pas sur place. Le Fonds Kirchberg vient d’engager un manager de quartier pour essayer de pallier à ce manque.

Les deux quartiers prouvent aussi comment naît l’espace public, comment les gens s’approprient ce shared space, qui a une fonction éminemment sociale. Au Kirchberg, les parcs et espaces verts commencent à fonctionner quand il fait beau, les gens s’y retrouvent avec leurs enfants sur les aires de jeu, font leur sport, se promènent. Belval, en juillet 2015, avant que ne déménagent tous les services de l’Université du Luxembourg, est toujours désert en journée. Mais sur la place de l’Académie, bordée par la Dexia-Bil, le chantier de la future Bibliothèque universitaire, l’hôtel et le deuxième centre commercial, une place peu accueillante par son délabrement (déjà), les travaux et le vent violent qui la traverse, est pourtant le seul endroit où il y ait une sociabilité en journée : un parc à trampoline y attire une foule de jeunes sportifs de la région, qui, munis de leur musique, en survêtement et hoodie, une boisson énergisante à la main, payent trois euros la journée pour faire leurs acrobaties. Près de la Rockhal aussi, il y a un début de vie, sur les terrasses des bars, sous les arbres encore un peu jeunes, devant les portes de la salle de concerts où s’agglutinent les premiers fans du groupe qui jouera ce soir. Mais, pour le reste, les passants ne sont que des ombres furtives, essayant de relier un point A à un point B, entre les chantiers et les axes routiers encore en transformation.

Les réseaux wi-fi que propose le téléphone portable lorsqu’on traverse une ville ou un quartier sont désormais un indicateur fiable de la privatisation de l’espace public : c’est un peu comme si les sociétés commerciales dans les immeubles prenaient déjà possession de l’espace extérieur, au moins immatériel, comme si elles le colonisaient. Au même titre que les affiches publicitaires, les nombreux calicots esthétiquement plus ou moins réussis, pour la Présidence luxembourgeoise du Conseil des ministres de l’Union européenne, pour le prochain événement culturel ou pour une promotion commerciale. De plus en plus souvent, des voitures de luxe d’un sponsor sont exposées dans l’espace public, on peut toujours être aussi choqué de celles qui le sont devant, voire dans la Philharmonie (infrastructure payée et institution toujours hautement financée par la main publique), qui donne ainsi des privilèges incroyables à une société privée. Ce qui est d’autant plus paradoxal que le gouvernement et la Ville, à participation écolo, prônent le transport en commun et la mobilité douce, avec une station de vélos de partage devant les escaliers.

La Ville de Luxembourg n’est plus qu’un grand chantier. Entre l’aménagement du Centre Hamilius, la restauration du Pont Adolphe, les premiers travaux pour le tram, les chantiers réguliers de mise à niveau des infrastructures et les nouvelles constructions d’immeubles, le seul moyen d’y avancer encore raisonnablement est de marcher ou de prendre le vélo. Mais comme l’espace public des trottoirs et des places a rétréci, de plus en plus de fonctions de la polis, de la cité, sont désormais réunies sur le périmètre restreint qui reste. La place du Théâtre en est le meilleur exemple : un chantier, une station Vel’oh, le mobilier urbain clinquant d’un fournisseur privé, une entrée de parking, une sculpture publique, qui, par-dessus tout, est occupée par une autre « œuvre » d’étudiants.Qui ont fait un truc incroyable avec des fils bleus qui se rejoignent entre les mains d’une des figures avant de rejoindre un point de fuite, histoire de symboliser l’Europe et son potentiel unificateur. En plus de tout cela, qui produit déjà une grande cacophonie visuelle, des artistes réunis par Patricia Lippert ont installé des œuvres plus ou moins bricolées sur le peu de place qui restait pour une exposition sur le thème de l’Europe, Présidence oblige. Cette conjonction de trucs et de bidules fait que le passant ne s’y retrouve plus du tout et a juste envie de prendre la fuite.

Depuis soixante ans, des sociologues, ethnologues, urbanistes et journalistes discutent les nouvelles fonctions sociales des centres commerciaux, leurs méthodes de fidéliser les clients avec des animations proches de celles d’une ville. Aujourd’hui, l’influence s’est inversée : au Luxembourg, la Ville se met à ressembler de plus en plus à un centre commercial, certaines, notamment les petites villes de province comme Diekirch ou Echternach, mais aussi Luxembourg le jour du début de la Présidence européenne, allant même jusqu’à inonder toutes les rues de la même sonorisation musicale intrusive. Là où le vivre-ensemble urbain implique marchés, espaces d’échanges du type agora classique, espaces pour manifestations politiques ou syndicales aussi, espaces gratuits surtout, il y a de plus en plus d’encombrement défini par des intérêts privés. Comme ceux d’aménageurs à la JC Decaux, qui offre ses stations de Vél’oh à des tarifs avantageux en échange d’emplacements d’affichages publicitaires. Des journaux gratuits ont eu l’autorisation de monter leurs boîtes de distribution dans presque toutes les rues, et des drop sculptures polluent encore davantage la vue. Un samedi de marché, des stands de toutes sortes d’organisations, de l’ONG caritative au parti politique, se suivent en enfilade dans la grand-rue. Il ne semble plus y avoir aucune réflexion sur ce qu’est une ville, ce qui y a sa place et ce qui devrait en être banni.

Pourtant, l’espace public et son utilisation sont bien régis par une ribambelle de textes législatifs et réglementaires, notamment des règlements de la Ville sur les espaces publics et de loisirs ou de police. Le principe en est l’interdiction de tout ce qui dépasse « l’usage normal », impliquant une autorisation du maire. « Les espaces publics de loisirs sont des lieux de détente et de convivialité », promet ainsi l’article premier du règlement de la Ville de Luxembourg de 2009, interdisant en même temps la détérioration des biens publics et de gêner les autres utilisateurs des mêmes espaces. Toute activité collective, qu’elle soit sportive, de loisir ou politique, par exemple une manifestation, doit être autorisée par le maire. Lydie Polfer (DP) a visiblement une approche très libérale et autorise beaucoup de choses, y compris d’ordre commercial, peut-être aussi pour contre-balancer les nuisances des nombreux chantiers. Ou pour animer la Ville et rester compétitive face aux centres commerciaux de plus en plus gigantesques en périphérie.

Au Luxembourg, les espaces publics sont extrêmement définis, dans leur fonction et leur idéologie : la place devant la Cathédrale est celle des manifestations religieuses, la Place d’Armes est le « salon de la ville », celle des restaurateurs, le Knuedler est la place du marché et des fêtes, la plus généreuse peut-être, la place Clairefontaine est celle des manifs. Mais en fait, au-delà des aménagement dictés d’en haut, c’est le vécu quotidien des usagers qui les définissent au final : les jeunes se donnaient rendez-vous devant la Poste, au Aldringen, avec celui ou celle pour qui ils avaient le béguin, et la place de Strasbourg réaménagée est devenue le cœur du quartier, ayant considérablement changé son visage. Désormais, ce sont les cris des enfants qui y dominent.

josée hansen
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