Entretien avec Heiner Goebbels

Sublimer la réalité

d'Lëtzebuerger Land vom 24.05.2013

Avoir le privilège de découvrir le nouveau spectacle musical de Heiner Goebbels au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, c’est accepter de se plonger dans sa propre biographie aussi. Comme chacune de ses créations, When the mountain changed its clothing, créé à la Ruhrtriennale et montré les 10 et 11 mai au Luxembourg est une sublimation de la vie et une recherche de la beauté qui l’entoure, comme un spectre bienveillant.

Dans une mise en scène précise et taillée sur mesure – à la mesure du répertoire pré-existant du chœur de jeunes filles du Vocal Theater Carmina Slovenica –, la pièce fait évoluer le public à travers les cordes et les bronches de l’éducation. Pas celle d’une jeune fille en particulier, mais toutes, aussi nombreuses soient-elles. En l’occurrence ici, elles sont 35, entre douze et vingt ans, de ravissantes Slovènes, extrêmement disciplinées – elles forment cette voix si unique, ces polyphonies qui se rapportent aux temps immémoriaux, aux racines. Elles démarrent sur des chants grégoriens, passent par les chants des partisans de Tito aux rythmiques modales indiennes pour en revenir aux lieder de Schoenberg et de Brahms. Le chœur de Maribor, qui existe depuis plus de vingt ans, a soigneusement été préparé par sa professeure, Karmina Silec et par les restes de la grande entité multi-ethnique – cette Yougoslavie soviétique dont a fait partie la Slovénie. Les filles portent les vêtements de leurs mères, leurs grands-mères et racontent et chantent par bribes les histoires qui les habitent. Celles de toutes les générations cumulées, et au-delà de ça, celles de la fin de leur enfance, entre naïveté et violence latente – entre jeux et réflexions aux portes de l’avenir, au seuil, éloigné encore, d’une mort inéluctable. Les seuls témoins directs sont leurs doudous qu’elles finissent par démembrer pour les transformer en vagues nuages de rêves.

Le maître incontesté du théâtre musical, Heiner Goebbels, secondé par ses collaborateurs de longue date, Klaus Grünberg (création lumière), Florence von Gerkan (costumes), Willi Bopp (son) et Matthias Mohr (dramaturgie), plonge les jeunes protagonistes dans un décor multi-couches, dans une forêt de nappes sonores et de textes. Des extraits de la littérature mondiale des siècles passés, qui partent de Gertrude Stein en passant par Alain Robbe-Grillet, s’entremêlent à ceux de Marina Abramovic. Et à la question qu’on se pose, de qui sont vraiment ces jeunes filles, tantôt en bonnets et une miche de pain à la main et tantôt en perruque blonde évoquant la Quatrième dimension, certainement aucune réponse ne sera donnée. Mais une scène permettra de saisir davantage leur existence. Placées devant le public, en avant-scène, silencieuses sur leurs chaises d’écolières, de longues minutes, les comédiennes-chanteuses nous regardent et se laissent regarder, rappelant ainsi, l’incroyable performance, The Artist Is Present (MOMA 2012) de Marina Abramovic, leur grande sœur performeuse – elles passent du sourire innocent à la colère adulte et livrent leur monde intérieur. À l’occasion des deux représentations luxembourgeoises, de vendredi dernier, d’Land a pu s’entretenir avec Heiner Goebbels, sur la genèse du projet et sur quelques thèmes qui en découlent.

d’Lëtzebuerger Land : Comment s’est déroulée la collaboration avec Carmina Silec et son chœur (Carmina Slovenica) pour When the mountain changed its clothing ?

Heiner Goebbels : L’idée de travailler ensemble m’a été proposée par Carmina Sileč, il y a bien longtemps. Cela a duré deux, presque trois ans jusqu’à ce que nous puissions lancer le projet bien plus concrètement. Je suis venu voir une répétition qui m’a beaucoup animée, vraiment inspirée. Et à l’automne 2010, nous avons commencé avec les premières recherches pour cette pièce. J’ai distribué des textes, mais dans un premier temps, j’ai laissé les jeunes filles raconter des histoires, leurs histoires, sur scène. C’était absolument incroyable, profondément émouvant. Ce furent des histoires pleines d’imagination, mais aussi pleines de réalisme – des histoires qu’elles ont puisées en elles-mêmes, mais aussi tirées de leurs parents, de leurs grands-parents et de comment ils avaient vécu la guerre et tout ce qui a suivi. Tout ceci en lien avec la vie, la mort et l’éducation – c’est à partir de toute cette matière vivante que j’ai cherché des textes qui devaient correspondre aux thèmes abordés. J’ai trouvé des auteurs des XVIIIe, XIXe et XXe siècles parce que je me sens mieux dans un rapport distant que dans celui d’un travail théâtral pseudo-authentique où je n’aurais utilisé qu’une certaine réalité, sans pouvoir la sublimer.

Est-ce que cette pièce est une pièce qu’on peut qualifier de pièce contemporaine, de part les histoires qu’elle raconte ?

Ce qui est le plus intéressant pour moi c’est de travailler avec une certaine distance, ne pas me limiter à des questions contemporaines mais les faire ressurgir. Je crois qu’il est plus intéressant que le spectateur découvre des choses qui lui font écho que l’affirmation directe qu’il reçoit par le biais du metteur en scène.

Je pense qu’au théâtre, il y a encore beaucoup de choses à voir, si toutefois on permet au spectateur de les découvrir. Le théâtre qui hurle ne m’intéresse pas – ne m’a jamais intéressé d’ailleurs. Je crois qu’un spectacle doit être subtil et comporter multiples voix, pour qu’il ne soit pas juste la vision d’un seul metteur en scène. Dans mes créations, il y a de la place pour tous les arts. La scénographie, la chorégraphie, la musique et l’habillage sonore sont autant de voix différentes et de ce fait, il y a plusieurs personnes qui s’expriment.

Sur When the mountain changed its clothing, il y a eu une collaboration très étroite avec plusieurs personnes, notamment Karmina Silec – nous avons donc fait correspondre plusieurs courants ensemble. J’aime beaucoup travailler avec d’autres personnes. Seul, ça ne m’intéresse pas. Cela est sans doute en rapport avec la composition musicale, comme le fait de travailler à plusieurs voix dans une fugue – une pièce polyphonique.

De quoi parle When the mountain changed its clothing ?

Dans cette pièce, il y a beaucoup de thèmes abordés en rapport avec les chanteuses/comédiennes et leur pays, mais ce n’est pas uniquement une pièce sur les adolescentes, ni sur la Slovénie. Il n’y a pas de réponses offertes à des questions posées, mais c’est un espace et un moment où l’on peut réfléchir à certaines choses de la vie en résonance avec sa propre biographie.

Dans votre travail de metteur en scène, vous n’êtes jamais purement politique, mais vous parvenez à mettre en corrélation nombreux aspects de notre existence. Cela devient forcément politique, qu’en pensez-vous ?

Je ne pense pas que les affirmations politiques aient leur place sur scène, il y a nombreux autres médias qui les traitent bien plus habilement, mais lorsque l’on considère le politique comme étant quelque chose de plus large, lorsqu’au théâtre par exemple, l’on fait intervenir les conditions de travail avec celles de représentation et la réception du public, alors on peut considérer le résultat comme étant politique.

Vous assurez la direction artistique de la Ruhrtriennale depuis un an déjà, que pouvez-vous nous en dire de plus pour la saison 2013 ?

La Ruhrtriennale aura lieu du 23 août au 6 octobre prochains et nous y proposerons une programmation totalement insolite et dérivant largement de ce qui se fait actuellement dans les théâtres, les opéras, les philharmonies. Les créations, comme par exemple When the mountain changed its clothing y est née, et d’autres s’y mettent en place dans des espaces absolument majestueux, d’anciennes friches industrielles très vastes. Nous investissons des vestiges, un patrimoine architectural industriel, tout comme le Festival d’Avignon avec le Palais de Papes et les cloîtres et les carrières. Les metteurs en scène, les chorégraphes, les danseurs, les musiciens et les artistes en général ont de toutes autres dimensions à leur disposition, les créations s’en ressentent. Le public pourra admirer des choses qui sont de par leur envergure spatiale complètement différentes de spectacles traditionnels. Nous aurons, les 5 et 6 octobre par exemple Le Sacre du Printemps dans la mise en scène de Romeo Castellucci. De plus, la Ruhrtriennale est aisément accessible du Luxembourg, car à peine à trois heures de route d’ici.

Karolina Markiewicz
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