Entre les mains européennes ou américaines, voici qu’un collectif indonésien ouvre la Documenta à l’hémisphère sud et en bouleverse les paramètres

Kassel mis à l’heure lumbung

d'Lëtzebuerger Land vom 24.06.2022

À l’instar des corps célestes que leur rythme ne fait que rarement coïncider dans leur course, la Biennale de Venise et la Documenta de Kassel, l’une ayant lieu tous les deux ans, l’autre tous les cinq seulement, ne sont pas faites pour tomber ensemble, chose rare arrivant cette année. Bien plus, par leur origine, les deux ne peuvent guère être plus dissemblables. Venise remonte à la fin du 19e et, tels des jeux olympiques de l’art, fait toujours la part belle aux nations, elle l’a fait dans le passé aux pires nationalismes, à la recherche de médailles et de consécrations. Kassel, ville qu’il fallait reconstruire hors des décombres, a voulu en 1955, sous l’impulsion d’Arnold Bode, victime lui-même des nazis, retrouver une place sur la scène internationale de l’art, où tout se jouait à l’époque en Europe, en attendant les États-Unis.

On en est à la quinzième édition. Toutes celles qui ont précédé ont eu peu ou prou des choix qui se limitaient à la même aire culturelle, avec quelques ouvertures dues notamment à Catherine David ou Okwui Enzewor. Le nombre des artistes femmes n’a pas cessé d’augmenter, d’autres continents sont devenus visibles, à condition toutefois de correspondre au canon bien établi.

Aujourd’hui, la rupture est radicale, programmée dès l’annonce par la Findungskommission de ne plus confier le commissariat à une personne seule, aussi qualifiée qu’elle soit, mais à un collectif, de plus hors du champ habituel, venant de l’hémisphère sud : Ruangrupa, organisation soutenant l’art contemporain dans les contextes urbains et culturels, est basé à Jakarta, en Indonésie. Et ils ont invité à leur tour d’autres collectifs, ça s’est fait plus ou moins de bouche à oreille, les réseaux existent. On a pu se rendre compte de la frustration de beaucoup de ne pas trouver sur la liste des invitations les noms de leurs artistes préférés, pied-de-nez fait au marché, à une domination politique et culturelle, au culte de l’individualité, géniale ou non.

1 La Documenta fifteen s’est ouverte au public dimanche dernier. Et le changement est apparu de suite : dans les comptes rendus ou les articles, les manifestations du passé amenaient (presque toujours) les mêmes photographies d’une œuvre monumentale, de la pioche d’Oldenburg et du piéton du ciel de Borofsky au récent Parthénon des livres, en passant par la pompe à miel et les milliers de chênes de Beuys. Caractéristique commune à ces œuvres, leur verticalité imposante. Il n’y a rien cette fois-ci qui ait fait l’affaire. D’où les illustrations les plus diverses, à la limite on aurait pu se mettre d’accord sur les figurines en carton qui sont légion devant la Documentahalle, devant le Hallenbad Ost à Bettenhausen, une armée d’hommes, d’animaux, avec leurs slogans, venue justement d’un monde négligé jusque-là, il faut noter qu’elles sont portées lors de cortège, et en cas d’affrontements avec la police ou l’armée, elles peuvent servir.

Le lecteur aura conclu de lui-même, Kassel 2022 ne nous donne pas une exposition habituelle, de tableaux, de sculptures, ce musée qu’on disait de cent jours, jusqu’au 25 septembre exactement. Dans trente-deux endroits de la ville, et à chaque fois, c’est comme si l’on entrait dans un lieu de travail, évitons même de parler d’atelier, lieu de réunion autant, où l’on se rencontre, discute, mange ensemble. Ah, la bouffe est omniprésente, de même les jardins, à faire plaisir à Voltaire, mais comme on est loin du commissaire Roger M. Buergel qui en 2007 avait fait venir en Hesse Ferran Adria, la star de la cuisine moléculaire. Dans tous les sens, la Documenta fifteen s’avère horizontale. Une autre qualité, tout apparentée, est venu de suite à l’esprit, sa convivialité, et a ramené au philosophe Ivan Illich, aux féconds débats qu’il a initiés en son temps, homme du nord, né à Vienne, il a été autant, sinon plus, homme du sud, et en particulier d’Amérique latine.

2 Le collectif prime, de même le processus de création, et ça nous change. Jamais les salles du rez-de-chaussée du Fridericianum n’avaient retenti de cris d’enfants, c’est que Graziela Kunsch y a installé une crèche, à côté Gudskul a ouvert une école, et Kassel dans son entier s’est transformé en Ekosistem (en indonésien). Kassel mis à l’heure lumbung, le mot qui revient le plus souvent, une grange commune à tous pour y déposer le riz qu’ils ont en trop. À chacun de voir et de décider de quoi il peut se passer.

Personne ne peut le nier, il s’est manifesté dès les journées de preview un élan, un enthousiasme. Des esprits chagrins diront que souvent c’est un peu trop bon enfant, trop éloigné d’une contemplation esthétique. Peu importe, rappelons l’étymologie grecque du mot qui inclut tous les sens, et le plaisir qu’il peuvent exciter. Des artistes, même dans notre vieux monde, ne s’en étaient nullement privés, brisant à leur tour des interdits, des tabous.

À en juger par les deux, trois jours passés à Kassel, plus que jamais, Ruangrupa a réussi à entraîner, les autres collectifs venus de partout, auxquels se sont joints sur place des femmes et des hommes de bonne volonté. Et comme cela est arrivé à plusieurs reprises, ils ont de la façon la plus heureuse élargi considérablement le territoire de la Documenta, en y incorporant par exemple un quartier bien à l’écart, délaissé, Bettenhausen, avec une belle piscine Bauhaus, une église qui avait été vouée à notre Cunégonde de Luxembourg, une fabrique où jusqu’à très récemment il était question de chars et d’autres armements militaires, plus que d’art.

3 On lira à coté l’exergue de Wolfgang Ullrich (ci-dessus) disant son choc avant de réfléchir à Die Kunst nach dem Ende ihrer Autonomie (Wagenbach). C’est cette fin, quand même amorcée dès les années 80, 90, dont la Documenta fifteen nous fait prendre note brutalement. Pour Ullrich, en simplifiant, deux orientations nouvelles se décèlent : l’une, en Occident particulièrement, et néolibéralisme oblige, privilégie le commerce, voire le mercantilisme, il suffit de regarder qui sont les propriétaires des sociétés de vente aux enchères ; l’autre, et c’est lié aussi au mondialisme, prend la voie militante, Aktivismus, disent les Allemands, et font tomber très vite le jugement, la condamnation d’extrémisme.

Tout au long de la Documenta fifteen, où que l’on se tourne, on est face à de l’engagement. Au grand dam de telles gens chagrins, ou carrément réactionnaires, Politik statt Kunst, disent-ils quand ça ne va pas dans leur direction idéologique. Les sujets ne manquent pas à Kassel, des aborigènes australiens aux femmes algériennes en lutte, en passant par les difficultés des migrants au Danemark, pas une région de notre monde qui va mal n’y échappe. La controverse, pas étonnant en Allemagne où sur la question la (mauvaise) conscience est ou reste à vif, s’est envenimée sur Israël et la Palestine. Un collectif palestinien a été invité, rien de l’autre côté. Même le président Steinmeier a cru devoir prendre position dans son discours d’ouverture, il l’a fait dans une confusion, voire un amalgame, les deux condamnables, en regrettant « dass auf dieser bedeutenden Ausstellung zeitgenössischer Kunst wohl keine jüdischen Künstlerinnen oder Künstler aus Israel vertreten sind ».

On a voulu pousser Ruangrupa du côté du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement et sanction). Le Bundestag est allé jusqu’à le taxer d’antisémitisme ; une décision historique de la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que les actions de campagne en faveur du boycott d’Israël ne constituent pas une infraction.

4 Tournons-nous définitivement vers l’art, quelque politique qu’il puisse être. Et vers des œuvres, même au sens habituel, peintures, sculptures, films ou vidéos, car il y en a, et en nombre suffisant. À commencer par celles des membres de Taring Padi, un groupe indonésien prêt à protester contre toutes sortes de désordres, d’injustices ; les figurines ou poupées, c’est eux, dans un pays où la répression est rude, il faut choisir des moyens détournés. Comme le sont également leurs grands tableaux, des bannières très évocatrices dans leur coloris, alors que des affiches imprimées ou des gravures sur bois montrent des expressions plus ramassées. Dans l’un et l’autre cas, on dira que leur iconographie ne manque nullement son effet, et que l’adresse et le talent ne font que l’accentuer. Il n’en est pas autrement dans une Documentahalle où l’on entre par un passage bien sombre, un tunnel fait de tôles : la fresque au mur est même plus grande, plus riche, foisonnante, alors que devant sur une rampe de skateboard des Thaïlandais de Baan Noorg les visiteurs peuvent se divertir ; elle rappelle bien sûr celle de Michel Majerus, qui date de 2000, une vingtaine d’années d’avance.

La liste pourrait devenir très longue, d’autres œuvres qui touchent, qui attachent, à chacun de faire ses propres découvertes, ses propres expériences. Impossible de ne pas s’arrêter aux peintures de Richard Bell et leurs revendications de terres des aborigènes, soulignées par l’installation d’une Aboriginal Tent Embassy sur la Friedrichsplatz ; ou devant l’ensemble d’Off-Biennale Budapest et la défense de l’art des Roms, les collages textiles de Malgorzata Mirga-Tas, artiste d’une profusion et d’un éclat à nuls autres pareils. D’ailleurs, elle représente la Pologne cette année à la Biennale, comme quoi il peut arriver que Kassel et Venise se rejoignent. Autre exemple de cela, avec Bell en 2019, la vidéo de l’Irakien Bassim Al Shaker, qui fut dans la lagune en 2013, le moment où il avait dû quitter Bagdad ; sa vidéo retrace avec beaucoup de poésie, et l’émotion est d’autant plus saisissable, le meurtre d’une femme et de sa fille devant son salon de coiffure à Bagdad, lui-même qui se destine à une carrière artistique y est arrêté par des miliciens pour avoir dessiné la Vénus de Milo, est emprisonné, est torturé. Bassim Al Shaker vit aujourd’hui à Chicago où il a terminé ses études.

On clôturera sur un véritable coup de massue, spectaculaire et non moins signifiant, dans ce qu’il reste de décor chrétien dans l’église St. Kunigundis, délaissée par l’évêché, et investie le temps de l’été par le groupe Atis Rezistans et les participants à la Ghetto Biennale de Port-au-Prince, Haiti. Il est toujours, notamment dans le chœur, les témoignages du culte pratiqué naguère dans l’église, contrecarré par de puissantes sculptures et installations où le vaudou dans son exubérance subversive, liée toujours à la présence de la mort, des crânes en témoignent avec force, nous fait vivre maints chocs, de religion, de civilisation, d’art et d’esthétique. En plein dans la rupture d’une Documenta fifteen.

Lucien Kayser
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