Notes sur la récente scène artistique indépendante au Luxembourg

Nouveaux hippies

d'Lëtzebuerger Land du 03.07.2015

Ils ont un oncle, une amie, un grand-père ou un autre proche qui possède une maison vouée à être détruite. Ils sont artistes (plus ou moins) indépendants. Et hop, en deux temps, trois mouvements (et après plusieurs semaines de boulot sur place, documentées par une page Facebook ou un blog Tumblr), ladite maison abandonnée se transforme en lieu d’exposition temporaire. On y va le week-end, ça sent bon l’été, les artistes sont de bonne humeur, dans le jardin, en train de boire des bières et de se raconter la soirée de vernissage mémorable de la veille, et à l’intérieur, dans des salles où l’électricité est hasardeuse et où la peinture s’écaille, l’un a accroché ses tableaux ou ses photos alors que l’autre a fait une installation « poétique » avec des objets trouvés sur place (vaisselle, meubles…) et une source de lumière qui transcende la poussière…

Bienvenue dans une nouvelle ère d’art hippie, où les « projets » s’appellent The Project (Luxembourg, novembre 2014, voir d’Land du 28 novembre 2014), Quartier 3 (Esch/Alzette, mai 2015) ou Vendanges artistiques (Machtum, juin 2015) et ont pour ancêtres les expositions Rekult d’IUEOA d’il y a cinq ans ou Hoferlin d’il y en a dix. Le schéma d’organisation est toujours similaire : un ou plusieurs artistes, jeunes comme Nora Wagner ou plus âgés comme Néckel Scholtus ou Théid Johanns ont envie de « faire quelque chose », un lieu à disposition et de l’énergie à revendre – mais, bien sûr, pas de budget de production. Ils avertissent les copains, tous âges confondus, qui participent gracieusement, si cela les botte.

Le résultat est souvent touchant, parfois vraiment réussi dans son appropriation de l’espace et de l’esprit du lieu, toujours plein de nostalgie, très bricolé aussi (tout ce qui est amas de trucs ou agglomération de graffitis – par exemple de petits cœurs colorés (!) –, collages de matériaux de récupération ou artisanat d’art, ça ne va pas du tout, faut arrêter !). Le plus étonnant dans ces nouvelles expositions collectives qui fleurissent de manière exponentielle à travers le pays, c’est le mélange d’artistes venus de formations, d’horizons et de carrières tout à fait différents, entre ceux qui se sont fait connaître par l’émission de scripted reality de RTL Télé Lëtzebuerg Generation Art (Eric Mangen, Joëlle Daubenfeld, Temy Debanck, Kamil Iwasczyszyn, Julien Hübsch,…), les dinosaures qui travaillent en marge depuis une éternité et demie (Théid Johanns, Menny Olinger, Sol Wozniak,…) et de nouveaux noms, qu’on découvrit lors de ces expositions.

Mais ils ne sont jamais des squatteurs agressifs, anarchistes et politiquement radicaux qui revendiqueraient ainsi plus de place pour les artistes ou des ateliers et lieux d’exposition abordables, cocktails molotov à l’appui. Non, ces occupations temporaires se passent tout à fait légalement, avec une mise à disposition par le propriétaire et parfois même une communication relayée par les communes respectives. Comme si cette « scène à la berlinoise », comme ces initiatives sont souvent décrites, faisait un peu partie du Luxembourg branding, d’une ambiance de grande métropole. Pour la subversion, on repassera.

Ce qui ne veut pas dire que ces initiatives déméritent. Au contraire : cette nouvelle vitalité des arts plastiques au Luxembourg ne peut que réjouir l’observateur de la scène culturelle. Parce que nous sommes dans une période creuse des arts plastiques, où les initiatives du ministère de la Culture dans le domaine des « arts visuels » tient sur trois pages du rapport annuel 2014 (sur 237 en tout !), simple énumération des lieux existants ou des artistes envoyés en résidence ; et où les institutions d’art contemporain ont été invitées à se concerter et à chercher des « synergies » afin d’économiser 300 000 euros par an à partir de 2017. En 2014, les arts visuels recevaient 22 pour cent des aides financières par conventions (contre 58 pour cent pour la musique) et 19 pour cent des subsides directs (contre 54 pour cent pour la musique) et seulement douze pour cent des projets soutenus par le Focuna se situaient dans ce domaine. Le Mudam frôle constamment la faillite, a vu son budget d’acquisition désaffecté et est toujours aussi contesté de l’extérieur qu’en interne. Le Casino, quant à lui, va substantiellement réduire sa surface d’exposition à partir de l’année prochaine, en transformant le rez-de-chaussée en espace de sociabilité (aménagement d’un restaurant notamment).

Ce que nous signifient ces expositions autogérées, c’est que les artistes sont là malgré tout, qu’ils créent et n’ont pas besoin d’une initiative publique (illusoire avec la constellation actuelle, chaotique, du ministère de la Culture et celle des directions des musées, plus orientées vers l’international, tout comme la plupart des galeries commerciales sérieuses) pour montrer leur travail. Aux expositions dans des maisons abandonnés s’ajoutent celle du collectif Bamhaus au pavillon du Centenaire à Esch-sur-Alzette, d’Welt vum Bam, en avril, A sky full of silent suns des artistes en résidence dans les Annexes à Bourglinster (qui sont certes gérées par le ministère, mais dont les artistes ont autogéré le projet et autofinancé leurs productions artistiques, bien qu’ils furent honorés par une des rares sorties de la ministre de la Culture, Maggy Nagel, DP, la semaine dernière). Parmi les artistes, beaucoup de femmes et beaucoup de jeunes ; une bonne partie d’entre eux ont des formations artistiques en poche, les autres sont autodidactes ; certains sont artistes indépendants et ont le statut d’artiste, mais beaucoup ont un métier alimentaire et font de l’art par passion à côté.

La grande question est donc : que nous dit cette nouvelle scène artistique ? Quel est le contenu de ses œuvres, son idéologie ? Est-elle politique ? Avant-gardiste ? Auto-référentielle ? Expérimentale ? Érudite ? Divisée entre les figuratifs et les abstraits ? Ou simplement formaliste et décorative, comme le fustige toujours le critique Christian Mosar (Si mir just nach do fir schéin ze maachen ?, conférence au Casino Luxembourg, novembre 2012 ; À l’époque d’un « art moyen », d’Lëtzebuerger Land, 12 avril 2013).

Premier constat : les expositions dans les maisons abandonnées cherchent forcément une confrontation avec le lieu, son histoire, son ambiance. Les artistes y font donc avant tout des installations in situ, la plupart du temps en résonnance avec l’espace. Et toujours pour des travaux intimistes, tournant autour de leur propre quête identitaire. C’était flagrant à Quartier 3, où Emile Hengen, ancien journaliste culturel au Tageblatt dont on a toujours apprécié les photos expressionnistes, a réalisé une installation tout en fragilité poétique (et hyperromantique), avec trois fois rien (une nuisette, des sources de lumière, des poèmes, une machine à écrire), alors que Marc Soisson s’est approprié toute une salle avec des textes personnels, des verres à confiture aux contenus peu ragoûtants, des ressorts de matelas et des dessins graphiques.

Sandra Biewers et Temy Debanck essayèrent d’y retenir le temps, l’une en voulant capturer des papillons en papier et l’autre avec des gouttes d’eau suspendues à leurs robinets. Nora Wagner tenta de créer des ambiances suspendues avec des objets trouvés sur place, alors que Julien Hübsch s’essaya à un art plus conceptuel, sans toutefois y arriver, l’installation faisant vraiment un peu trop bricolé et n’en restant qu’une intention. La mise en garde devant une montée du fascisme, en posant un meuble formant une croix gammée ou svastika en le regardant du haut de Vince Tartarin par contre était complètement ratée, car trop ostensible. Eric Mangen avait tiré le joker et pouvait s’adonner de cœur joie à des fresques murales baroques et hautes en couleur dans la cour. Ambiance similaire à Machtum, où pourtant la photographie intimiste et personnelle dominait, avec les recherches de Néckel Scholtus, Christophe Olinger ou encore Joël Nepper.

À Bourglinster, on était peut-être déjà un peu moins grassroots, moins alternatif que dans les maisons abandonnées. L’exposition était plus cohérente, peut-être surtout grâce à l’aide curatoriale de Kevin Muhlen, directeur artistique du Casino Luxembourg. Au centre de l’espace d’exposition, l’igloo en sacs de sable de l’artiste Sophie Medawar (qui a des racines libanaises, auxquelles elle se réfère ici en rappelant les barricades en temps de guerre) fut une position forte, abri cossu dans un monde qui chavire. Durant le vernissage, le 6 juin, Luisa Bevilaquila y donna une performance dans une ambiance de peuple nomade. Si Marc Buchy et sa vidéo d’une allumette qui se consume et l’installation désopilante de Max Mertens pour allumer justement une allumette à l’aide d’une perceuse dialoguaient vraiment, la plupart des travaux toutefois en restaient à une interrogation de l’œuvre d’art en soi, sa forme, ses matériaux, sa technique, ce qui est, avouons-le, un peu chiant – d’autant plus que, dans ce domaine-là, tout a été dit à la fin du XXe siècle.

Quelques travaux plus politiques se trouvaient à la d’Welt vum Bam, notamment avec une nouvelle série de Serge Ecker, Inertia of the real, tapis réalisés sur base d’images numériques tronquées d’îles japonaises abandonnées, mais l’idéologie dominante fut celle d’un écologisme moderne (tu ne consommeras point !), avec de nombreux raccourcis (forcément) et une illustration un peu trop didactique et premier degré – un caddy plein pour stigmatiser la surconsommation, seriously ? (Throwaway society de Fränk Muno).

Ce qu’on constate, en visitant ces expos, c’est que derrière l’enthousiasme amateur et la volonté débordante de faire de l’art et de le partager – parce que le sens du partage et de la fête y sont toujours, tout comme une certaine abnégation des organisateurs –, il y a une vraie absence de repères théoriques, un manque de connaissance de l’histoire de l’art. Comme si plusieurs mondes de l’art existaient côte à côte, sans véritable interaction, avec le Mudam en haut de la hiérarchie, et en bas des expositions autogérées, baba cool et libertaires dans l’âme. Contrairement à des scènes artistiques autrement plus riches que le Luxembourg, dans les grandes capitales, ces artistes libres ne sont pas radicaux, ni dans leurs revendications, ni dans leur forme. Certains n’ont pas peur du marché et affichent des prix à côté de leurs œuvres, et les performances les jours de vernissages sont plutôt sages, plus narratives que déconstructivistes ou expérimentales.

Peut-être qu’on doit y voir surtout un embryon de l’art en train de naître, des intentions, avec certainement des noms qu’on retrouvera.

josée hansen
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