La réforme des conventions dans le domaine culturel n’est qu’un indicateur du climat de méfiance et de la propension à la privatisation qui président à la politique de la ministre Maggy Nagel (DP)

Déshabiller Pierre pour habiller Paul

d'Lëtzebuerger Land du 27.02.2015

L’ironie de l’histoire est que l’exercice n’aura même pas mené vers des économies. Depuis la résiliation des 71 conventions dans le secteur culturel, en août dernier, pour faire un état des lieux et, le cas échéant, adapter les contrats qui lient le ministère de la Culture aux associations actives dans le secteur culturel, la ministre et ses services ont dû endosser tellement de critiques et ont généré une telle nervosité et une telle déstabilisation que l’on s’attendait à une réforme douloureuse, en profondeur, qui mènerait aussi vers des économies substantielles. Et puis non : au final, les adaptations impliquent une augmentation de l’ordre de 364 725 euros, à 13,3 millions en tout. Plutôt que l’austérité, la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) plaide la transparence pour justifier son action. Après avoir publié pour la première fois la liste de tous les récipiendaires d’aides publiques, conventions ou subsides, dans le rapport annuel 2013 du ministère, elle « voulai[t] des critères d’attribution clairs et transparents, que tout le monde comprenne comment et pourquoi il se voit attribuer une aide publique », dit la ministre lors de la conférence de presse de présentation de la réforme ce lundi.

Pour appuyer ses déclarations, elle avait convié quasiment tout son staff, neuf de ses hauts fonctionnaires, chacun responsable d’un domaine (deux autres, annoncés, n’arrivèrent pas), « ils seront désormais les seuls en charge de leur secteur, c’est vers eux que tous les demandeurs devront se tourner ». Les conventions liant une association au ministère de la Culture avaient été popularisées sous Erna Hennicot-Schoepges (CSV), elles furent une révolution, car elles permettaient aux organisateurs d’activités culturelles d’avoir une certaine prévisibilité de leur financement public. Au lieu de devoir aller défendre chacun de leurs projets au cas par cas, ils pouvaient soudain prévoir année par année ou saison par saison combien de pièces de théâtre, combien de spectacles pour enfants, combien de publications ou combien de concerts ils allaient pouvoir (et devoir) organiser cette année-là. Les conventions permettaient aussi de professionnaliser leurs activités : les petites compagnies de théâtre ou de danse par exemple pouvaient engager un responsable administratif à mi- ou à plein-temps, louer des locaux pour leurs bureaux ou leurs projets créatifs, faire une meilleure communication.

Simplification administrative Or, constata la ministre, peu à peu, les frais administratifs prenaient le dessus sur les activités purement artistiques ; il n’était pas rare que trois quarts de l’aide publique aillent dans les frais de personnel ou dans les loyers. Lundi, elle donna quelques exemples d’associations qui se sont ainsi vues diminuer leurs moyens, comme la Theaterfederatioun, qui se voit amputée de 20 000 euros (elle avait 135 000 euros en 2013, derniers chiffres disponibles), correspondant aux frais d’impression de la Theaterzeitung, mensuel reprenant les programmes de tous les membres de la fédération. (La suppression de ce budget pénalisera surtout les deux groupes de presse, Groupe Saint-Paul et Editpress, qui produisirent et diffusèrent le journal). Le centre culturel d’Echternach, Trifolion, voit sa dotation diminuer de 30 000 euros (sur 250 000 en 2013, Echternach étant un des centres culturels régionaux les mieux dotés) parce que la ville lui aurait attribué une mission touristique et chargé le directeur du centre, Ralf Britten, d’une mission de city manager (version que les intéressés réfutent). « Or, nous ne voulons financer que les missions culturelles », expliqua Danièle Kohn-Stoffels, conseillère de gouvernement au ministère de la Culture, lundi.

C’est la première fois qu’un exercice d’analyse et d’adaptation de toutes les conventions existantes a été réalisé, au moins depuis 2000, souligne Maggy Nagel. L’exercice n’est pas vain, tout le monde, même les concernés, s’accorde sur ce point-là. Car les chiffres prouvent que la distribution des moyens est extrêmement inégalitaire, ce sont la musique et les centres culturels régionaux qui sont les mieux dotés, recevant chacun quelque trente pour cent du montant total, la première ayant été le dada d’Erna Hennicot-Schoepges et les deuxièmes étant un éminent moyen de faire de la politique politicienne sur le plan local. Ainsi, parmi les centres culturels régionaux, la Kulturfabrik d’Esch était la mieux lotie, pour des raisons de combat historique (589 000 euros en 2013, elle sera adaptée vers le haut cette année pour soutenir ses missions pédagogiques), alors que le jeune Cape d’Ettelbruck recevait dès ses débuts un demi-million d’euros annuels (grâce à l’engagement du haut fonctionnaire de l’époque, Guy Dockendorf, originaire de la région), alors que Niederanven (35 000 euros) ou Mamer (90 000 euros en 2013) se situaient en queue de peloton. Sur ce plan-là aussi, le ministère a fait quelques adaptations ponctuelles, mais, malgré les promesses de transparence, n’a pas publié la liste des adaptations. Tous les chiffres le seront, après la fin des entrevues avec les concernés, dans le rapport annuel 2014 du ministère, a-t-elle promis.

Pluriannuel Sur les 71 conventions existantes, 60 ont été reconduites pour la période 2015-2018, dans la limite des moyens budgétaires disponibles et avec une révision après deux ans. Neuf ont été remplacées par des promesses de subsides. Cela concerne notamment les petits budgets, comme les 22 000 euros annuels de Café-Crème, pour l’organisation de son Mois européen de la photographie. L’outil de la convention étant assez lourd à gérer administrativement – il faut transmettre budgets prévisionnels, comptabilité, questionnaire d’évaluation et bilans à des dates précises au ministère –, la ministre leur a garanti la même aide que maintenant par le biais, plus souple, des subsides ponctuels. Qui sont, pour elle, une réelle alternative aux conventions. Deux conventions n’ont pas été renouvelées ou sont en suspens : l’Université du Luxembourg n’a jamais transmis ses réponses au questionnaire du ministère et l’Espace culturel Grande-Région est en cours de négociation, sur le plan politique. Deux nouvelles conventions ont par contre été signées : avec les Amis du château de Beaufort et avec l’école de musique de l’Ugda. Une vingtaine de nouvelles demandes sont encore en train d’être traitées. Puis il y a les mauvais joueurs, que le ministère veut discipliner. Le Festival de Wiltz par exemple, 140 000 euros en 2013, se voit accompagné de façon extrêmement proche : pour cette année, le financement est encore garanti, mais sous réserve d’une meilleure gestion, aussi bien artistique que, surtout, administrative. La gestion financière serait, dit-on au ministère, « catastrophique ». Ou la fédération des éditeurs de livres, 60 000 euros, dont les membres passent leur temps à se chamailler, qui s’est séparée de sa coordinatrice à la fin de l’année dernière et n’a plus vraiment de structure ou d’activité. En attendant une restructuration, le ministère financera directement les stands des éditeurs qui veulent participer à des foires professionnelles. Le sort de l’Alac (Agence luxembourgeoise d’action culturelle) ne semble plus aussi néfaste que discuté lors des négociations budgétaires, où l’Inspection générale des finances proposait sa suppression pure et simple ; son activité de billetterie, dont se servent une trentaine d’associations, pourrait être sauvegardée, mais il y aurait « des décisions à prendre sur le plan du personnel », selon la ministre.

Maggy Nagel veut continuer son screening des acteurs culturels et promet à la fois une réforme des établissements publics, qui seront, encore cette année, soumis à une analyse de leurs missions et de leurs activités, et des associations. Ainsi, le projet de transformer en établissements publics le Carré Rotondes et le Casino, qui, malgré l’ampleur de leurs tâches et de leurs dotations budgétaires (1,3 et 1,9 million d’euros respectivement), sont encore des asbl juridiquement assez précaires, refait surface. En outre, la politique d’attribution des subsides et des bourses à la création, 975 000 euros pour 253 projets en 2013, sera repensée et professionnalisée. Une piste toujours évoquée serait de fusionner ce million aux 600 000 euros attribués annuellement par le Fonds culturel national (Focuna), sommes qui proviennent de l’Œuvre nationale de secours grande-duchesse Charlotte, donc des gains de la Loterie nationale (donc de l’argent privé). Un comité professionnalisé serait alors en charge de toutes ces aides, évitant de faire double-emploi, certains demandeurs faisant le tour de toutes les structures d’aides. À côté du ministère et du Focuna, il y a encore le Fonds Start-Up de l’Œuvre, distribuant des bourses substantielles aux jeunes artistes de moins de 35 ans (quelque 250 000 euros par an) plus la Fondation Indépendance, organe privé financé par la Dexia-Bil, l’Œuvre elle-même et l’une ou l’autre fondation abritée auprès de la Fondation de Luxembourg (onze pour cent des missions et 22 pour cent des projets soutenus se situent dans le secteur « culture et diversité », indique le rapport annuel 2013 de la Fondation de Luxembourg).

Les professionnels de la demande En analysant de plus près les chiffres publiés par ses différents organes, on retrouve effectivement souvent les mêmes demandeurs dans les listes. Mais, ce qui est flagrant, c’est que le nombre de demandeurs augmente et les sommes attribuées diminuent considérablement. Ainsi, le Fonds culturel a examine 372 demandes en 2014, soit cinquante pour cent de plus qu’en 2013, le nombre de projets soutenus a augmenté de plus de trente pour cent, mais la somme globale attribuée, 509 000 euros, a diminué de 22 pour cent : plus d’acteurs doivent se partager moins d’argent. Le nouveau président du Focuna, Jo Kox, a introduit des critères plus stricts et plus clairs d’attribution des aides, mais aussi radicalement plafonné les sommes de chaque type d’aide. Alors que par le passé, le Focuna était un peu la « réserve » du ministère (dont il dépend), où celui-ci puisait à sa guise pour faire financer des activités d’associations lorsque ses caisses étaient vides et que beaucoup de porteurs de projets, notamment plusieurs petits théâtres, furent conventionnés avec le Focuna et recevaient 10 000 ou 20 000 euros par an, les sommes attribuées tournent désormais majoritairement autour de 1 000 ou 2 000 euros. Et, le plus souvent, ce sont des aides qui touchent des frais administratifs : frais de voyage, frais d’impression... Mais rarement la créativité elle-même.

The Big Picture La vue d’ensemble que l’on a de la politique culturelle se précise en prenant un peu de recul : on va vers une précarisation des créatifs par une flexibilisation des conditions de soutien, qui permettent de moins en moins de planifications. La charge administrative pour grappiller trois euros par-ci et deux euros par-là augmente ; aux responsables des associations de mieux soigner leurs réseaux pour être considérés lors des analyses des aides ou d’être proches des sponsors. Les « professionnels de la demande » qu’on connaît déjà aujourd’hui auront de meilleures cartes. Boucler le projet d’une pièce de théâtre ou d’une exposition devient de plus en plus difficile. Et, au final, ce seront encore une fois les fiduciaires et les sociétés d’audit qui tireront profit de la politique : ils reçoivent les 25 000 euros économisés par-ci ou par-là pour produire les mêmes recommandations d’économies sur le personnel et les frais administratifs partout (audit en cours au Neimënster, expertise annoncée dans le domaine des « synergies » voulues par la ministre dans le domaine de l’art contemporain). Là voilà, la touche libérale.

josée hansen
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