Quel soutien public pour les arts plastiques ?

Plus de place pour les artistes !

d'Lëtzebuerger Land du 15.05.2015

Ils y vont, sinon quotidiennement, du moins régulièrement. « L’endroit est bien, on y bosse beaucoup », trouve Roland Quetsch, 36 ans, peintre prolifique et militant engagé pour la création d’espaces de production d’art au Luxembourg. Cet endroit, c’est un atelier commun d’un millier de mètres carrés qu’il partage avec trois collègues – Christian Frantzen, Frank Miltgen et Pascal Piron – sous le nom d’ALZ Studios dans les halls industriels désaffectés d’Arcelor-Mittal à Dommeldange, en face du groupement de jeunes entrepreneurs de l’industrie créative Bamhaus (voir d’Land du 1er mai 2015). Même si l’atelier est mal isolé et très difficile à chauffer, Roland Quetsch trouve le prix de location « très abordable » – sans vouloir en divulguer le montant. Mais les artistes savent leur avenir sur le site précaire : en été 2016, le bail qui lie le locataire actuel au propriétaire expirera (les artistes sont sous-locataires) et personne ne sait encore quels seront alors les plans du sidérurgiste pour ce site qui ne lui sert plus. Va-t-il tout démolir et y ériger un nouveau quartier dont il vendra la surface au prix d’or ? Ou les questions de dépollution et de responsabilités sont-elles si délicates qu’il préférera tout laisser en l’état dans l’attente d’une solution ? L’avenir créatif des artistes d’ALZ en dépendra (en partie).

Cela fait une dizaine d’années, au plus tard depuis l’année culturelle 2007, que Roland Quetsch et son ami Christian Frantzen, quarante ans, également peintre très prolixe, rendent attentif à la situation précaire des arts plastiques au Luxembourg, notamment en ce qui concerne leur production. Or, en dix ans, la situation a à peine changé : les ateliers de la Schläifmillen, appartenant à la Ville de Luxembourg, restent occupés par les mêmes artistes, plus ou moins actifs, les nouveaux espaces de la Kreativfabrik 1535 à Differdange, créés, subventionnés et gérés par l’administration communale, sont certes une avancée et le prix de location de huit euros par mètre carré abordable – mais les ateliers sont trop peu nombreux, trop petits et finalement, si on a besoin de plus de place, par exemple aussi pour le stockage, trop chers. « Le prix d’un atelier de taille modeste atteint vite 400 euros, puis il faut payer ses 470 euros mensuels de charges sociales, peut-être rembourser un prêt d’étudiant… et très vite, il ne restera plus que quelques centaines d’euros au débutant qui aura fait le choix de devenir artiste indépendant et de demander l’aide sociale (au maximum 1 150 euros actuellement). « Pour vivre décemment au Luxembourg, il faut au moins 25 000 euros par an », a calculé Roland Quetsch. Pour avoir une sécurité financière et ne pas dépendre des fluctuations de la demande pour leurs œuvres – tous les deux ont une galerie privée qui les défend et les expose même à l’étranger, Roland Quetsch est chez Bernard Ceysson et Christian Frantzen chez Alex Reding –, les deux artistes ont fait le choix de travailler à temps partiel dans l’enseignement. « Parce que dans ces métiers-là, on peut être artiste, enseigner dans notre discipline et avoir du temps pour continuer à peindre. Avoir la garantie d’un salaire régulier me permet d’être réellement indépendant dans mon art », affirme Christian Frantzen.

La création, il y a deux ans, de l’AAPL, l’Association des artistes plasticiens Luxembourg, par Trixi Weis, Bruno Baltzer et Catherine Lorent fut un espoir de voir s’améliorer la situation, de se fédérer et pouvoir joindre leurs forces dans leurs revendications… Mais tous les artistes qui ont un statut de fonctionnaire déchantèrent très vite : l’association refuse leur adhésion sous prétexte qu’ils ne seraient pas de « vrais » indépendants. Roland Quetsch y voit une certain protectionnisme des créateurs de l’association (qui compte actuellement une trentaine de membres), vivant de leur art et de bricoles, qui veulent aussi défendre leur accès privilégié au juteux marché de commandes publiques dans le cadre du un pour cent culturel. Qu’à cela ne tienne, Roland Quetsch et Christian Frantzen ne baissent pas les bras pour autant. En novembre dernier, ils ont rédigé huit pages de propositions pour un meilleur soutien aux arts plastiques. Lors d’un débat public Stamminee sur le sujet du financement de la culture au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, le 13 novembre dernier, Roland Quetsch le provocateur s’est allègrement moqué des embryons de soutien existant, comme notamment les « dossiers d’artistes » cachés dans un coin de son Info-Lab que le Casino appelle « ArtLX », ou du manque d’intérêt de la part des institutions muséales, qui ne connaissent guère la création contemporaine autochtone. Son ton et son engagement font que l’artiste a été reçu par la ministre de la Culture libérale Maggy Nagel et a pu lui envoyer ces propositions, alors que l’AAPL se plaint sur son site internet qu’elle réitère encore une fois sa demande de rendez-vous avec la ministre, puisque les trois demandes précédentes seraient restées sans réponse.

Pour Christian Frantzen et Roland Quetsch, il est évident que la culture en général et les arts plastiques en particulier participent de ce nation branding que le ministère de l’Économie est en train d’élaborer. Mais comme les conditions de vie et le marché immobilier sont ce qu’ils sont au Luxembourg, et parce qu’il serait irresponsable de réduire l’art à un produit comme un autre (qui ne devrait dépendre que du marché privé), il serait de la responsabilité de l’État de soutenir les artistes. Leurs idées sont nombreuses et multiples, cela va de réductions fiscales en passant par la stimulation du marché jusqu’à la professionnalisation des études universitaires en arts plastiques et, surtout, des soutiens directs et indirects pour augmenter le nombre d’ateliers d’artistes. Ainsi, des incitations fiscales pourraient encourager des entreprises soit à mettre à disposition des espaces inutilisés dont ils disposent, soit à en sponsoriser. « Mais la meilleure idée serait que l’État mette la main à la poche et finance un bâtiment d’ateliers, soit à construire, soit à réhabiliter, explique Roland Quetsch. Certes, cela coûterait entre cinq et dix millions d’euros, mais ce serait un investissement unique, qui pourrait réellement changer la situation de la création au Luxembourg. » On se souviendra de l’exemple des arts vivants, où l’association États d’urgence, constituée de plusieurs petites troupes de théâtre et de danse, a dû batailler pendant des décennies avant de voir s’achever le chantier (financé par le ministère de la Culture) de la Banannefabrik à Bonnvoie, un espace de répétition et de création qui a changé la vie de beaucoup d’artistes en améliorant considérablement leurs conditions de travail. Les ateliers du ministère de la Culture à Bourg-linster, ouverts l’année dernière, ont été immédiatement occupés, parfois même par deux artistes qui se partagent un des espaces – et la liste des artistes qui aimeraient en profiter est déjà longue. Idem pour les rares résidences à l’étranger, comme à Paris ou Tokyo : les appels à candidatures génèrent immédiatement de (trop) nombreuses réponses.

La plus grosse partie des propositions du duo Frantzen/Quetsch concerne le soutien direct des arts plastiques, notamment financier : cartes de réduction à l’entrée des musées, soutien logistique, financier et stratégique pour les galeries autochtones qui exposent des artistes luxembourgeois et soutiennent leur rayonnement international ; création d’un bureau export, à l’image de ce que fait Music:LX dans le domaine musical ; introduction d’une commission d’acquisition centralisée de l’art national ou création de sections spécifiques dédiées aux arts plastiques nationaux dans les musées et espaces d’exposition… La liste est longue et les propositions maximalistes. Le plus frappant y est cet appel désespéré à plus d’attention de la part des pouvoirs publics quels qu’ils soient pour les arts plastiques. Les artistes souffrent visiblement de l’absence de regard des directeurs d’institutions publiques, de leurs conservateurs, de la presse, et, au final, aussi du public. « Beaucoup de ces décideurs ne savent même pas ce que font les artistes luxembourgeois, regrette Christian Frantzen. Ils ne viennent même pas voir dans nos ateliers ou lors de nos vernissages ». Que le directeur artistique du Casino Luxembourg, Kevin Muhlen, et la responsable du programme de soutien aux artistes luxembourgeois, Bettina Heldenstein, aient annoncé qu’ils feront le tour des ateliers pour définir eux-mêmes, d’ici printemps 2016, quels artistes se verront accorder une présence dans leur salle de documentation est alors déjà applaudi des deux mains par les artistes.

josée hansen
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