Kirt, Romain: Welche Zukunft für Luxemburg?

Une caricature du projet d'intégration

d'Lëtzebuerger Land vom 28.03.2002

En brandissant le spectre des 700 000 habitants en 2050, le Premier Ministre a certainement gagné son pari: faire parler nos concitoyens de l'avenir de leur pays.

Le débat avait déjà été lancé de manière prémonitoire par Robert Goebbels, alors ministre de l'économie, et développé ensuite par le FMI et l'OCDE et dernièrement par le Conseil Economique et Social.

La discussion sur la place publique aurait pu interpeller la cohérence des politiques économiques et sociales qui ont été menées au cours des "Vingt Glorieuses" et mettre en lumière les choix qui doivent guider nos actions futures.

Hélas, la contention n'a pas dépassé les réactions épidermiques. Elle n'a pas encore pris la hauteur et la rigueur souhaitables, alors que la question engage gravement l'avenir de notre pays. Il est certain que le spectre des 700.000 va susciter moult vocations de bateleurs d'estrade, pour la plupart souverainistes, toujours prêts à annoncer une invasion étrangère imminente et à pleurer l'identité nationale évanescente.  L'essai de Romain Kirt est, hélas, encore  un vil exemple du genre.

L'invasion des hordes barbares

De 1950 à 2000, la population a augmenté de moitié. Selon le scénario haut du BIT elle augmentera de 75 pour cent entre 2000 et 2050. Certes, la population va, dans cette hypothèse  augmenter plus vite que par le passé. Mais cette croissance est lente  - 1,2 pour cent en moyenne par an -  il n'y a pas d'invasion menaçant la civilisation occidentale et l'identité nationale. 

Heureusement, au cours des décennies d'après-guerre une infime minorité s'était posée la  question absconse de savoir si 450.000 habitants en 2000 et 2/3 de travailleurs non luxembourgeois seraient une catastrophe nationale. L'Histoire a donné raison à ceux qui ont joué la carte de l'ouverture, de la croissance et de l'intégration.

En fait, la société et le territoire subiront une mue d'une ampleur au moins équivalente à celle qu'a connu le pays depuis l'après-guerre. Qui pleure aujourd'hui la société des "Fifties"? Ce changement de structure, graduel, incisif,  n'est en rien comparable à  une invasion soudaine des Ostrogots qui viendraient  manger le pain du manant. 

Au contraire, qui nierait qu'au cours des 50 années écoulées, le peuple luxembourgeois a bénéficié d'une  qualité de vie en augmentation constante. Si on demandait aux Luxembourgeois de voter avec leurs pieds, de choisir par leurs actes  entre bien- être social et pureté identitaire, le choix ne ferait guère de doute.

L'identité nationale menacée?

L'identité luxembourgeoise, selon le pamphlétaire, se résumerait par quelques traits constants fondamentaux: la connectivité des élites et la proximité avec les élus, la croyance en la monarchie, la vénération de la Sainte Vierge (qui a dégénéré en visite impie du Mäertchen), l'attachement à la glèbe, l'inclination au folklore patriotique subrégional, la gastronomie et les bacchanales, la propension à la médiocrité, et, finalement,  l'entêtement occasionnel. L'auteur n'indique pas si cette typologie bizarre est issue d'une enquête sociologique approfondie  ou si elle résulte d'une expérience de phrénologie .

L'auteur brosse ainsi le tableau du Luxembourgeois authentique. Il faut craindre que le manageur protestant d'origine finlandaise, même bedonnant aura du mal à rentrer dans le moule étriqué imaginé par le pamphlétaire en verve. 

C'est, on l'a deviné,  une caricature du projet d'intégration multiculturel sur lequel s'était forgé un consensus, éprouvé par plus d'un siècle d'histoire d'immigration et qui a fait la force et la richesse de ce pays !

Le Conseil Economique et Social dans son récent  avis sur le "Rôle de l'Etat"  a développé une analyse autrement plus profonde sur la signification de la souveraineté pour une petite économie enclavée et sur la question de l'identité nationale. 

La création d'une société multiculturelle ouverte, partageant des valeurs communes, ouvre une voie bien plus intéressante que la logorrhée anxiogène que répand l'essai de R. Kirt

Le danger syndical

Parmi les causes intrinsèques de notre décadence annoncée il y a la gangrène syndicale ("Versyndikalisierung") qui infiltre toutes les cellules  de la société, répandant une mentalité revendicative délétère.

Le pullulement de lobbies divers, qu'ils émanent du patronat, des salariés ou de citoyens particuliers fait partie des nouvelles formes de la démocratie médiatique avec lesquelles doivent composer les élus et les institutions. L'auteur accuse les syndicats de se mêler de ce qui ne les regarde pas, d'être  obnubilés par la défense des acquis et d'assouvir le désir coupable d'ériger la justice sociale en vache sacrée! 

On voit mal pourquoi les syndicats mériteraient, à eux seuls,  d'être aussi vertement fustigés.

La "pop économie"

L'économiste Paul Krugman a forgé cette expression qui sied si bien à ce type de littérature: la "pop économie". C'est la sagesse conventionnelle des gens sérieux diffusée par les experts télévisuels et véhiculant des clichés trompeurs et ineptes. Selon Krugman "il faut y voir, dans une certaine mesure, la conséquence de quelque chose de profondément ancré dans la nature humaine: la paresse intellectuelle".

La question du doublement de la population et de ses conséquences politiques, sociales et économiques a été analysée plus  subtilement dans plusieurs études récentes. La  question des pensions, par exemple, a fait l'objet d'analyses et de propositions fouillées par 'Economist Club Luxembourg, mais également par le FMI et l'OCDE. 

L'avis du CES sur le "Rôle de l'État au XXIeme siècle", le remarquable avis budgétaire de la Chambre de Commerce de 2001, apportent une vue bien plus profonde sur l'ensemble de ces questions, bien que parfois rédigés dans une langue de bois peu amène. Il n'en demeure pas moins que ces travaux plus austères valent mieux que la "pop économie". 

On ne peut, dans ce contexte, pas d'avantage éluder le discours  du ministre de l'économie, Henri Grethen, intitulé Le Luxembourg en 2050 qui décortique l'étude du BIT, montrant ses forces et faiblesses, tout en esquissant une critique constructive. 

Les études citées montrent que la solution du financement de long terme des pensions ne se limite pas à  deux ou  trois scénarii polaires présentés par l'auteur: on peut jouer sur les réformes paramétriques (allongement de la durée de cotisation, modulation des prestations ou des cotisations, augmentations des transferts publics...) ou des réformes systémiques (passage à une dose de capitalisation); on peut envisager une kyrielle de mesures et les combiner. La croissance elle-même pourrait devenir de plus  en plus, endogène,  intensive en capital  ou faire davantage appel au progrès technologique, ce qui change la donne de départ...

L'essayiste ne cite aucune de ces études et avis comme si, avant lui, il y avait eu table rase. Et ce n'est pas en habillant  son inculture d'une profusion de citations malsonnantes que le texte gagne en crédibilité

Contradictions

Prenons un exemple de raisonnement économique  déficient. Pour remédier au mal qu'il croit déceler, l'auteur propose de baisser les impôts et les dépenses publiques ainsi que  les charges  sociales afin d'améliorer la compétitivité du "Standort".

Premièrement, rappelons que les réformes fiscales successives de ces dernières années ont  propulsé le Luxembourg dans le peloton de tête  des pays avec les taux de prélèvements obligatoires les plus faibles.

Deuxièmement, les mesures proposées auraient l'effet inverse de celui attendu: elles créeraient  encore plus d'emplois, pour les frontaliers et les résidents,  donc encore plus d'immigration, et partant, augmenteraient la population encore plus vite! 

Soyons cléments et accordons des circonstances atténuantes à l'auteur: il  est vrai qu'un exégète  de belles lettres n'a pas forcément le bagage nécessaire pour conduire un raisonnement économique congruent.

Zukunftstisch

Nous sommes tous d'accord sur un point: le débat sur l'avenir du Luxembourg est important, sans aucun doute. Les enjeux pour un  petit Etat sont énormes: une Europe qui grandit et s'approfondit; une économie qui doit chercher en permanence de nouveaux pôles de développement pour asseoir une croissance soutenable; une société qui doit se régénérer en permanence. 

Un exercice de prospective, un "Zukunftstisch",  de grande ampleur, rigoureux, structuré,  s'impose  de manière à éclairer l'action présente à la lumière des futurs possibles. Car il n'y a pas de fatalité, rien n'est écrit, tout peut s'inventer... l'avenir est ouvert! Pas de panique! 

Dans le difficile débat sur l'avenir du Luxembourg, l'essai de R. Kirt est le type de littérature oiseuse qui  ne fait  guère avancer la discussion. C'est regrettable.

L'auteur est Président de l'Economist Club Luxembourg

Romain Kirt: Welche Zukunft für Luxemburg? Éditons Le Phare, [Esch-Alzette 2002], 78 p., 12,90 Euro

Serge Allegrezza
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