Manifeste de Berlin

La culture se rebiffe

d'Lëtzebuerger Land vom 16.10.2020

Il y a longtemps, avant la réunification allemande, Berlin voyait affluer dans sa partie occidentale tous les jeunes Allemands désireux de fuir la République fédérale, et particulièrement sans doute le service militaire. Des maisons entières furent occupées, de même plus tard dans les autres quartiers de la ville, une vie s’y développait en marge des convenances, alternatives Leben, disait-on, des fois en marge des lois. Fin de la semaine dernière seulement, Liebigstrasse 34, lieu passé au statut de symbole à Friedrichshain, fut évacué par la police, et les occupants expulsés, sans trop de mal, les temps ont changé décidément.

Mais Berlin a gardé son attrait de refuge. Et la capitale allemande se montre en l’occurrence bien accueillante. Un opposant russe y est soigné des suites pour un peu mortelles d’un empoisonnement, une lauréate du prix Nobel de littérature, pour échapper à l’oppression biélorusse, y attend un retour possible dans son pays. L’Akademie der Künste, Pariser Platz, n’était donc pas mal placée pour inviter à une réunion en vue de la création d’une alliance des académies, plus largement des institutions culturelles européennes, et de la publication d’un manifeste en ces temps compliqués ; certes, il y a le virus qu’on sait, un autre est peut-être plus nocif encore à la culture, désignons le nationalisme qui se répand, mêlé par nature d’illibéralisme. Et ce n’est pas seulement vers la Hongrie que le regard se tourne.

Une soixantaine d’institutions avaient répondu à l’invitation ou à l’appel de la présidente Jeanine Meerapfel, du côté luxembourgeois la section des arts et lettres de l’Institut grand-ducal, d’Filmakademie (avec Yann Tonnar) et l’Institut Pierre-Werner avec Olivier Frank), présence physique ou par visioconférence. Chose prévisible, tous se rejoignaient très vite sur une situation intenable, des revendications à avancer, et assuraient qu’il était grand temps : Mit der Sprachlosigkeit soll Schluss sein… même si l’on ne peut pas ne pas garder en tête l’image de la fable racontée par Robert Menasse : un moineau, posé sur le dos, les pattes en l’air contre le ciel qui risque de tomber… ich tue, was ich kann.

Voici les principaux points du manifeste adopté vendredi dernier au siège de l’Akademie der Künste, à quelques pas du Brandenburger Tor :

- Nous assistons actuellement dans certains pays à une politique culturelle qui ne conçoit l’art et la culture que de manière nationale et les soumet à une règlementation accrue : nous souhaitons agir contre cette évolution.

- Ensemble, nous revendiquons le droit à la liberté de l’art dans toute l’Europe, droit qui est ancré dans l’article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

- L’art et la culture sont essentiels au fonctionnement de la démocratie et à la cohésion sociale.

- Nous prônons la diversité culturelle en Europe et dans nos sociétés. Nous souhaitons rappeler les zones d’ombre qu’ont laissées derrière elles les guerres de conquête européennes.

- Avec les arts, nous revendiquons un humanisme européen opposé à toute forme de racisme, de discrimination et de violence. Nous défendons également les droits humains de celles et ceux qui ne sont pas nés en Europe et sont venus chercher ici une chance de survie et une coexistence pacifique.

- Nous revendiquons une alliance solidaire entre les institutions européennes pour l’art et la culture.

- Nous échangeons directement et à l’échelle transnationale sur l’évolution des politiques culturelles dans nos pays.

- Nous encourageons les échanges d’art et d’artistes entre nos institutions, en particulier lorsqu’ils sont limités dans l’exercice de leur travail artistique ou dans leur liberté d’opinion par des mesures socio-politiques.

- Nous demandons que l’art et la culture fassent partie intégrante de la politique européenne.

En France, tout récemment, avec les événements connus, une lettre ouverte a été signée pour défendre ensemble la liberté d’expression, y compris de blasphémer, par un nombre considérable de médias. En Hongrie, au contraire, la presse est muselée, et à la tête de l’Université de théâtre et de cinéma, Viktor Orban place un proche. Il fut quand même mis un frein à son Kulturkampf : la Cour de justice de l’Union européenne a jugé contraire aux engagements internationaux, le 6 octobre, la loi hongroise soumettant l’installation des universités étrangères (George Soros était visé) à des exigences nouvelles. Et Orban de se soumettre, sur ce point, du moins provisoirement.

Lucien Kayser
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