Décidément, on n’est pas sortis de l’auberge. Ou plutôt, image toute proche, les Anglais restent attablés dans le pub bruxellois. Et tant pis pour leurs députés qui ont déjà vidé leur bureau, ils devront y retourner. Car voici leurs électeurs bien obligés d’aller voter, quitte à foutre le camp après. Ce ne sera toutefois pas la première fois que le vote populaire prend allure peu sérieuse dans l’Union européenne. Rappelez-vous les référendums négatifs des Français et des Néerlandais, qu’à cela ne tienne, on change de nom et le peuple n’a plus son mot à dire. Aujourd’hui, il ne serait pas étonnant de faire voter les Britanniques une deuxième fois, on y va jusqu’à avoir le résultat souhaité.
Il faut avouer que le Brexit a de quoi énerver, fatiguer nos responsables politiques. Déjà embourbés dans toutes sortes de crises, financière, économique, migratoire. Et dans leurs propres pays, confrontés à un populisme nourri d’une colère souvent légitime comme d’informations fallacieuses ou rumeurs conspirationnistes. Là-dessus, on ira nous-mêmes aux urnes le mois prochain. Grand temps de s’élever tant soit peu hors du bourbier, et au bon moment, Gallimard a décidé de reprendre, à cette heure du soupçon, pour employer l’expression d’Antoine Gallimard, la tradition des grands « tracts de la NRF », donnant la parole aux écrivains, aux philosophes, jadis André Gide, Jules Romains ou encore Thomas Mann. La nouvelle série de « tracts » vient d’être ouverte, sur l’Europe bien sûr, par un texte d’une quarantaine de pages de Régis Debray. Et l’on sait qu’il peut y aller fort, viser juste, le trait toucher, et le tract s’apparenter à un pamphlet. Pour donner la tonalité de suite, tout en n’accablant pas trop les hommes, il est question d’« une pavane pour une utopie à l’agonie ».
On y a cru quand même, Régis Debray non moins. Alors que maintenant il renvoie dos à dos europhiles et europhobes, à « l’enjeu et l’objet même de leur croisade ». Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours, rappelle-t-il les mots de Valéry ; on peut ajouter ceux de Péguy pour qui tout commence en mystique et finit en politique. Seulement, à en croire Régis Debray, pour l’Europe, la malfaçon est originelle, et pour une fois c’était quasiment l’inverse, « un réalisme entrepreneur devenu un idéal politique ». Et « délestée de son aura, celle des fins dernières, l’Europe réduite à ses astreintes budgétaires ne fait plus soupirer mais grincer ».
À la sortie de la guerre, il y eut, pour ne plus jamais revoir ça, la coalition du socialo et du catho, et il est gentil, Régis Debray, en l’étendant, ou sublimant, à la Raison et au Salut. Cependant, ce n’est efficace, ni contre la montée populiste, ou disons carrément d’extrême-droite, ni contre l’insuffisance à l’échelon national, quand il s’agit de relever tels défis, climatique, scientifique, ou technologique. À fortiori contre les États-Unis égoïstes, contre la Russie, contre la Chine. Dans ce sens, d’autres intellectuels, avec Thomas Piketty en tête, proposent une nouvelle architecture pour l’Union, la création d’une assemblée souveraine et d’un budget ambitieux.
Personne ne sera étonné que Régis Debray, auteur d’un livre faisant l’éloge des frontières, rappelle ici qu’ « exister, c’est se séparer ». Et faute d’une véritable grammaire fédérative, avec catalyseur, frontière (contre le flou géographique), fable (une princesse tyrienne n’y suffit pas), pas d’identité, et partant aucun attachement réel. Il y a pis, pas de surprise non plus. C’est Jean-Pierre Chevènement qui a reproché aux Européens de s’accommoder de la vassalisation. Julien Gracq a été peut-être moins sévère, l’Europe, écrit-il, serait devenue un dominion, avec la liberté au-dedans, la docilité au-dehors.
Un moment décisif dans les relations avec la Grande-Bretagne a été la guerre en Irak où elle a choisi le grand large contre le continent, et plus tard, a dû reconnaître qu’elle l’avait fait sur un mensonge. Erreur politique, stratégique, mais pour l’Europe, aux yeux de Régis Debray, c’est sur un autre terrain, intellectuel, que la partie a été perdue. À commencer par l’emploi de langues, avec « l’anglobal des enseignes, des pubs et des écrans » qui s’est imposé, contre quoi il rappelle le joli mot d’Umberto Ecco que la traduction est la vraie et seule langue de l’Europe (mais cela coûte de l’argent). Au bout, il s’établit une hégémonie culturelle, et « l’Europe européenne tourne au mantra quand l’européanité se voit dissoute dans l’occidentalité, dont le centre de gravité a franchi l’Atlantique ».
Réunis en conseil, et dans leur savant exercice du compromis, ils étaient l’autre nuit vingt-sept chefs d’État et de gouvernement à repousser la limite du Brexit au 31 octobre. C’est Halloween. J’ai oublié de donner le titre du tract de Régis Debray : L’Europe fantôme.