Musique live

Une pianiste à flanc de montagne

d'Lëtzebuerger Land du 16.10.2020

Le retour au Grand-Duché de la pianiste, compositrice et chanteuse polonaise Hania Rani devait acter la réouverture de l’Atelier. La mythique salle de concert, fermée depuis le mois de mars, avait à cœur de retrouver son public en lançant une série de concerts intimistes. Celles et ceux qui ont découvert Hania Rani aux Rotondes l’an dernier avaient hâte de la revoir et les amateurs de l’Atelier espéraient retrouver son ambiance si caractéristique et de découvrir le dispositif pris par l’institution, dont les homologues ont redoublé d’ingéniosité ces derniers mois. Hélas, un incendie ayant touché la cuisine des lieux a stoppé net tout espoir de réouverture avant le mois de novembre. La date d’Hania Rani a été conservée, mais transférée à une vingtaine de kilomètres de là, au centre culturel Opderschmelz de Dudelange.

Jeudi 8 octobre donc, vers dix-neuf heures, les portes du grand auditorium s’ouvrent. L’organisation de l’événement est bien supervisée par le staff de l’Atelier. Les vêtements floqués de l’immanquable lettre A (rouge, en majuscule et entourée) ne laissent aucune place au doute. On découvre, au rez-de-chaussée, deux douzaines de tables. Le coin bar, installé près de l’entrée, attire d’emblée tous les regards. On s’y attable, l’ambiance est bonne. Rarement Opderschmelz aura vécu une telle concentration d’expatriés polonais au mètre carré, et ce, pour le plus grand plaisir de l’auteur de ces lignes. On note beaucoup de retrouvailles, quelques rencontres et une majorité de tenues formelles. On comprend qu’une bonne partie de l’audience sort à peine du travail. Et justement, ce qui était censé être à l’origine un concert intimiste, prend petit à petit les traits d’un after work. Les boissons sont admises à l’étage. Aucun support n’est prévu, quelques verres sont renversés sur la moquette, évidemment.

À vingt-heure pile, la jeune artiste monte sur scène, mais très vite, repart en trottinant dans les coulisses. Elle a visiblement oublié quelque chose. Son retour est chaudement encouragé et son jeu vient définitivement adoucir l’ambiance, jusque-là très expressive. On ne saurait trop recommander d’écouter les deux premiers albums d’Hania Rani, dont la simple description par des mots ne suffit pas à retranscrire les émotions qui en ressortent. Pour la décrire, on cite souvent les musique de Ludovico Einaudi, de Philip Glass et Max Richter ou bien encore celle de Nils Frahm. Il y a un peu de vrai dans toutes ces comparaisons. On retrouve bien le naturalisme du premier, les répétitions enivrantes de Glass et de Richter et la modernité du dernier. Mais la combinaison de l’artiste polonaise est loin d’être un ersatz de ces influences. Son jeu, tout en cascades, semble instinctif. Les morceaux instrumentaux s’enchainent avec une fluidité déconcertante. Petit bémol il faut l’avouer, le seul peut-être, ses compositions se ressemblent. Elles se ressemblent tellement qu’un début de bâillement se met à remonter en nous jusqu’à ce qu’elle se mette à chanter. Sa voix vient rapidement balayer nos doutes. Come Back Home notamment nous tient en haleine.

Le jeu d’Hania Rani est si équilibré qu’elle pourrait aussi bien jouer sur un fil qu’à flanc de montagne, sans risquer la moindre chute. Son premier album Esja faisait justement référence au massif de montagnes volcaniques dominant Reykjavik. Face au public à Opderschmelz, elle prend encore le temps d’évoquer les montagnes de Bieszczady dans les Carpates polonaises, grande source d’inspiration. Le vidéoclip de F Major, tourné en Islande et qui atteint à certains moments la grâce, vaux plus que le coup d’œil. Lorsqu’elle prend la parole en anglais, on dénote une sensibilité, un accent bien discernable et une réelle joie d’être là. Avec son titre Buka, elle rend hommage au Groke, personnage monstrueux mais bienveillant imaginé par l’autrice finlandaise Tove Jansson, la créatrice des Moomins. Hania Rani l’a découvert enfant, à la télévision polonaise et ne l’a jamais oublié. Toutes ses interventions amènent ainsi de petits éléments autobiographiques qui attendrissent davantage. Après plusieurs rappels, de plus en plus acclamés, la pianiste provoque gentiment l’audience en lui assurant qu’elle peut rester jouer toute la nuit s’il le faut. Le public acquiesce mais la réalité revient à la charge. ●

Kévin Kroczek
© 2024 d’Lëtzebuerger Land