Les Luxembourgeois en particulier, et tous les Européens bien intentionnés en général, sont scandalisés par les rodomontades de la chancelière allemande, de ses amis et de ses ennemis pour saboter la candidature de notre has-been national à la présidence de la Commission européenne. Mais est-ce que l’indignation serait aussi massive si les Européens savaient qu’ils ont voté pour un vrai faux candidat ? Il n’y a guère qu’au Luxembourg que l’on sait que Juncker n’était pas candidat à un siège de député, mais uniquement au poste dudit président. Une façon de faire qui ressemble étrangement au reproche que Juncker adressa, il n’y a pas si longtemps, à son successeur Bettel. Il y a donc eu tromperie sur la marchandise comme il y a eu tromperie du pigeon d’électeur. Tout cela est parfaitement légal, mais est-ce légitime pour autant ?
C’est de cet écart entre légitimité et légalité que fachos et populistes de tout poil font leurs choux gras quand les partis établis font chou blanc. Encore heureux que, hors de notre paradis marial, l’électeur n’était au courant de ces, sinon supercheries, du moins subterfuges. « Ne dites pas à ma mère que je veux aller à Bruxelles, elle me croit pianiste à l’Assemblée de Strasbourg », aurait pu écrire Jacques Séguéla, ce fils de pub qui s’y connaît en manipulation d’opinion. Ou, pour le dire avec l’intéressé lui-même : « Votez pour qui je vous dis, mais ne votez pas pour moi ! » Ses compatriotes l’ont entendu, sachant que voter pour ses faux amis du CSV c’est mettre définitivement au rebut bruxellois celui qui ne veut toujours pas prendre acte de son désaveu d’octobre. Convenez que, comme meurtre du père, c’est quand même autrement plus élégant que le festin cannibale de la horde primitive, décrit naguère par Freud.
Il n’y a que les socialistes qui n’ont pas voulu entendre le double message junckerien, eux qui l’aiment tellement qu’ils veulent le garder comme leur opposant en chef et ont appelé, comble de la traîtrise, à voter pour Schulz, le boche moche. Ils ont payé chèrement la douloureuse pour avoir soutenu des idées et une tête de liste plutôt que de jouer une fois de plus le joker nationaliste. La justesse et la grandeur d’une politique ne se mesurent pas, hélas, au nombre de votes. Et si Merkel, face à la fronde de son propre camp, fait mine enfin de se rallier à son cher « Schanklôt », son complice Mathias Doepfner, idéologue en chef du Bild, enfonce le clou en insinuant exactement le contraire de ce qu’il écrit : « Die Europäer wollen, dass Juncker EU-Präsident wird. Einer, der nicht zur Wahl stand, darf es nicht werden. » On ne saurait mieux résumer le double-bind du message des « élites » européennes, ce double lien que les psychiatres voient à l’origine de la schizophrénie et les politologues à l’origine des populismes.
Il y a des bonnes et des mauvaises raisons de s’opposer à Juncker. La gauche n’a pas tort en récusant sa candidature comme étant celle d’une Europe ultralibérale, nourrissant en son sein des pays à la fiscalité non moins libérale. Cameron a tort par contre de saboter cette candidature comme étant celle d’une meilleure Europe, d’une Europe pourquoi pas fédérale, ce qui serait, du reste, tout à fait du goût de votre serviteur « eurovill ». Dieu reconnaîtra les siens, mais Cameron, c’est sûr, ne reconnaîtra pas Juncker et préférerait, paraît-il, tirer alors sa révérence. Gageons que Juncker n’hésitera pas à répondre : « Messieurs les Anglais tirez-vous les premiers ! »