La CSSF montre les instruments et les applique. Elle n’avait pas vraiment le choix

Ouch !

d'Lëtzebuerger Land vom 19.04.2019

Confronté à un système judiciaire engorgé, le Luxembourg est entré dans l’ère des amendes administratives, plus expéditives mais également plus discrètes. De l’Inspection du travail et des mines à la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), les autorités de supervision se sont vu doter d’un impressionnant arsenal disciplinaire. 

Ces derniers mois, la CSSF a frappé plusieurs coups : 250 000 euros contre ABLV Bank (janvier 2019), quatre millions contre Banque Havilland (décembre 2018), 143 735 euros contre Banque Carnegie (octobre 2018), 246 230 euros contre Banco Bradesco (janvier 2018), 8,98 millions d’euros contre la Banque Edmond de Rothschild (juin 2017). Le choc culturel, ce ne sont pas tant les montants des sanctions ni le choix des banques visées, dont la plupart défrayaient la chronique depuis des mois, mais la politique du « naming and shaming ». 

Dans ses communiqués, la CSSF, très pudique, évoquait longtemps des sanctions contre « un établissement de crédit ». Ainsi, en mars 2017, ICBC écopa d’une amende de 3,8 millions d’euros sans que la CSSF ne rende public le nom de la banque chinoise, qui finira par filtrer dans la presse. La nouvelle directive anti-blanchiment inclut la publication nominative comme une partie intégrante de la sanction. « À l’avenir, ce sera la règle, assure Patrick Wagner, chef du service on-site inspection de la CSSF. On verra de plus en plus de noms paraître. Et, de notre côté, on ne fera pas la différence s’il s’agit d’une petite ou d’une grande banque ». Il évoque « un outil pour la crédibilité de la place financière ».

Il y a deux mois, l’Autorité bancaire européenne (ABE) a rendu visite à la CSSF. Dans le cadre d’une tournée des régulateurs européens, elle était venue analyser les modalités luxembourgeoises de la lutte contre le blanchiment. En 2018, la pression était montée d’un cran. En février, les autorités américaines accusaient l’ABLV Bank lettonne de s’être adonnée à un « wide array of illicit conduct, including activity linked to North Korea’s weapons program ». Quelques mois plus tard, la presse révélait que Danske Bank avait, via sa branche estonienne, lessivé plus de 200 milliards d’euros d’origine russe. Les régulateurs lettons, danois et estoniens apparaissaient comme des dilettantes débordés.

Depuis son siège (qui déménagera de Londres à Paris), l’ABE cherche à étendre ses compétences en matière de lutte anti-blanchiment. Elle devrait à l’avenir définir des normes communes et soumettre les autorités nationales à des tests. « En dernier ressort », c’est-à-dire en cas d’« inaction » des autorités nationales, elle pourrait adopter des décisions adressées « directement et individuellement à des établissements bancaires ». Si la CSSF ne veut donc se retrouver court-circuitée, elle n’aura pas le choix : il ne suffit pas de montrer les instruments, il faut les appliquer.

Entre les années 1980 et la fin des années 2000, le manque de personnel au Commissariat au contrôle des banques (devenue la CSSF en 1999) avait engendré une privatisation de la surveillance. Le contrôle des banques était en large partie externalisé à des firmes d’audit payées par les banques qu’elles contrôlaient. Cette supervision à l’amiable, modèle que le Luxembourg avait copié de sa concurrente suisse, fut marquée au crayon rouge par les évaluateurs du Gafi en 2009. Ce ne sera qu’à partir de ce moment, qui coïncida avec le départ à la retraite de l’ancienne garde incarnée par le directeur général Jean-Nicolas Schaus, que la nouvelle direction de la CSSF autour de Jean Guill mettra en place des contrôles systématiques in situ.

L’équipe des inspections anti-blanchiment on-site fut créée en septembre 2009. Depuis, une vingtaine de spécialistes ont été recrutés, principalement des Big Four et des départements de compliance et d’audit des banques. Un contrôle sur place ne se fait pas à l’improviste, mais est annoncé en avance, via lettre officielle. Les entités à contrôler, explique
Patrick Wagner, seraient déterminées annuellement, à l’issue d’une évaluation du profil de risque basée sur des questionnaires. Mais, ajoute Wagner, dans certains cas, « un article de presse » pourrait également déclencher une inspection ad hoc. Une fois sur place, trois à cinq inspecteurs se penchent sur les procédures, interrogent les managers et procèdent une vingtaine de tests pratiques. De l’inspection au rapport final, une telle mission « full scope » pourrait durer jusqu’à quatre mois. 

La banque inspectée par la CSSF doit en payer elle-même les frais, soit quelque 25 000 euros. « Comme je le dis souvent à mes conférences : Si la banque a fait ses devoirs à domicile, c’est une mission de consulting bon marché », estime Wagner. Quant aux amendes administratives prononcées par la CSSF, elles coulent directement dans le budget… de la CSSF. Une prérogative exclusive, dont ne jouissent ni la Commission nationale de la protection des données, ni le Conseil de la concurrence, ni l’Institut luxembourgeois de la régulation. En novembre 2017, le Barreau avait eu l’audace de demander un arrangement similaire. Dans son avis sur la nouvelle directive anti-blanchiment, les avocats notaient : « Le produit de ces amendes devrait revenir à l’Ordre [du Barreau] qui, en qualité d’autorité de contrôle d’une profession indépendante, est parfaitement à même d’assurer la collecte ». Le Parlement n’y donna pas de suite.

La CSSF est donc enquêteur, juge et percepteur. Une particularité qui est liée à son mode de financement. Le budget de la CSSF provient des « taxes » payées par les banques. Ces redevances gonflent au rythme des effectifs de l’autorité de supervision : en vingt ans, le nombre d’employés de la CSSF est ainsi passé de 120 à plus de 800. Que la CSSF encaisse les amendes qu’elle prononce pourrait constituer un incitatif à maintenir celles-ci à un niveau élevé. Il n’y a pas de jurisprudence sur la question. Aucune des banques sanctionnées n’a jusqu’ici osé faire recours devant le Tribunal administratif. Plutôt que de risquer la mauvaise publicité qu’apporte un procès, elles préfèrent faire amende honorable. Après tout, quelques millions d’euros, cela reste tout à fait raisonnable.

Bernard Thomas
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