Débat autour de l’extension du droit de vote aux résidents étrangers

Nationalisme linguistique 2.0

d'Lëtzebuerger Land vom 26.06.2015

Au-delà de l’existence d’un fossé entre représentants et représentés, le référendum sur la question du droit de vote des étrangers aux élections législatives est révélateur de l’impensé de la politique linguistique et du régime de langues luxembourgeois. Il est en effet paradoxal qu’un peuple souverain qui considère majoritairement que le droit de vote devrait être conditionné à la nationalité, acquise à condition de maîtriser la langue luxembourgeoise, vote en même temps sur un bulletin trilingue, alors même que tous ceux qui ne maîtrisent pas le luxembourgeois ne devraient pas, selon cette même logique, avoir le droit de participer à ce scrutin. Si dans un pays officiellement multilingue, la participation politique devrait en principe être possible dans l’ensemble des langues officielles du pays, au Luxembourg, l’accès à des droits politiques et l’exercice concret de la participation politique restent plus que jamais fortement conditionnés à la maîtrise de la langue luxembourgeoise.

Le sociologue Fernand Fehlen a montré depuis longtemps que derrière le multilinguisme luxembourgeois se cache en réalité une compétence légitime unique qui implique une maîtrise différentielle des « trois langues usuelles du pays ». Contrairement à ce que laissent entendre des discours alarmistes sur la supposée disparition du luxembourgeois, force est de constater qu’on assiste depuis le milieu du XXe siècle à une revalorisation et une prise d’importance croissante du luxembourgeois à l’intérieur de la constellation multilingue.

Cette évolution a pour conséquence que le plurilinguisme, qui devrait en principe permettre d’assurer la communication entre des individus de profils linguistiques différents, devienne un facteur d’exclusion plutôt que d’inclusion des locuteurs de langues autres que le luxembourgeois. Aujourd’hui, la maîtrise de la langue luxembourgeoise apparaît en effet aux yeux de beaucoup comme une condition indispensable pour l’intégration dans la société luxembourgeoise : un récent sondage montre ainsi que seuls 42 pour cent des Luxembourgeois pensent qu’on peut être intégré au Luxembourg, même si on ne parle pas le luxembourgeois.1

De même, lors des débats autour des résultats du référendum du 7 juin 2015, la peur des luxembourgeois de perdre « leur langue » et « leur identité », voire leur « souveraineté », expressions souvent utilisées de manière synonyme, a été invoquée par les différents commentateurs et représentants des partis politiques pour expliquer l’opposition massive de 80 pour cent des votants à l’extension du droit de vote aux élections législatives aux résidents étrangers. Au-delà du clivage entre les partisans du « trois fois oui » et du « trois fois non », il semble se dessiner un consensus autour du fait que la langue et l’identité luxembourgeoises devraient être protégées et préservées à travers la mise en place d’une politique volontariste. Plus largement, exiger des votants qu’ils maîtrisent le luxembourgeois s’impose comme un critère légitime et raisonnable pour conditionner l’accès à des droits politiques.

Cette perception très répandue dans la population luxembourgeoise comme en témoignent les récentes enquêtes par sondages2, renvoie à la prégnance d’une norme démocratique qui s’est historiquement développée dans le cadre d’États-nations monolingues, caractérisés par une superposition – certes jamais parfaite – entre une langue, un État et une nation. Or, une telle norme s’applique moins aisément à une société comme le Luxembourg, qui possède au-delà de son plurilinguisme officiel, une diversité linguistique importante et un taux de résidents non-nationaux de 45,9 pour cent. Établir une équivalence entre langue luxembourgeoise, nationalité luxembourgeoise et droits attachés à la citoyenneté conduit à un raisonnement circulaire qui empêche de penser à la fois les spécificités de la situation sociologique luxembourgeoise et un modèle démocratique adapté à des sociétés contemporaines caractérisées par une diversité culturelle et linguistique de plus en plus grande.

Soyons clair, l’attachement à la langue luxembourgeoise et la volonté de promouvoir l’usage de cette langue ne sont pas critiquables ou problématiques en tant que tels. Dans la littérature de théorie politique, le concept de droits linguistiques selon lequel des locuteurs de langues minoritaires devraient avoir le droit à l’utilisation et à la préservation de leur langue s’est largement imposé depuis la fin des années 1990.3 Or, ce que l’on observe dans le cas du Luxembourg s’apparente moins à une minorité opprimée ou marginalisée qui essaierait de défendre une langue menacée, mais ressemble davantage à une majorité – certes étroite – dominante qui mobilise sa langue pour restreindre l’accès à la participation politique d’une minorité de plus en plus importante d’étrangers vivant au Luxembourg. L’insistance sur l’élément de la langue dans les débats précédant et suivant le référendum du 7 juin pose en effet la question de savoir si les Luxembourgeois restreignent le droit de vote des résidents étrangers pour préserver leur langue, ou si au contraire, la langue luxembourgeoise est mobilisée pour légitimer le statu quo actuel et notamment certains privilèges dont bénéficient les citoyens luxembourgeois.

Un détour par l’histoire de la politique linguistique luxembourgeoise tend à corroborer la seconde hypothèse plutôt que la première. Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’épisode mythique du « dräimol Lëtzebuergesch » sous l’occupation nazie et l’institutionnalisation du luxembourgeois comme langue nationale par la loi sur le régime des langues en 1984, on observe en effet un désintérêt à la fois des dirigeants politiques et de la population à l’égard du luxembourgeois dont le statut linguistique reste par ailleurs incertain : encore en 1957, le Premier ministre de l’époque Pierre Werner utilise le terme « patois » pour désigner ce que nous appelons aujourd’hui la « langue » luxembourgeoise.4

Ce n’est qu’à une époque relativement récente, et plus précisément au tournant des années 1980 qu’on assiste à une politisation de la question de la langue luxembourgeoise suite notamment au travail de mobilisation des entrepreneurs linguistiques de l’Actioun Lëtzebuergesch autour de Lex Roth. Si le retentissement de ce mouvement de nationalisme linguistique quelque peu anachronique était dans un premier temps très faible, il a connu un véritable essor dans le contexte très particulier du début des années 1980, contexte qui n’est pas sans rappeler la situation actuelle : en dehors du contexte de crise économique – liée alors à la sidérurgie et aujourd’hui à la finance – la volonté de défense du luxembourgeois est dans les deux cas associée à un sentiment diffus de perte de souveraineté lié à l’intégration européenne et à la mondialisation. Les changements structurels et les restructurations sociales affectant la société luxembourgeoise sont ressentis par une partie de la population hier comme aujourd’hui comme une menace pesant sur l’indépendance et/ou le maintien du niveau de vie du Luxembourg.

Il est ensuite significatif que le mouvement de défense de la langue luxembourgeoise connaisse un essor considérable précisément dans le contexte du débat autour du droit de vote des étrangers : droit de vote aux élections locales au début des années 1980, droit de vote aux élections législatives aujourd’hui. C’est en effet uniquement à l’occasion du débat autour du droit de vote des étrangers qu’apparaît la thématique de l’identité nationale en relation avec la défense de la langue luxembourgeoise et que l’on observe un glissement du discours des défenseurs de la langue vers des thématiques liées à l’identité et la souveraineté nationale. À partir du début des années 1980, cette notion devient omniprésente et elle est mobilisée systématiquement en relation avec la langue, au point que les termes « identité » et « langue » finissent par être utilisés de manière interchangeable. Peu à peu, la langue n’est plus simplement envisagée comme élément d’un patrimoine culturel à préserver, mais elle est utilisée en tant qu’instrument de définition d’un territoire et d’une nation, permettant notamment de distinguer entre ceux qui bénéficient de l’ensemble des droits liés à la citoyenneté et ceux qui doivent se conformer aux règles établies par les premiers. Il n’est pas un hasard que Lex Roth, éminent défenseur de la langue luxembourgeoise, s’était présenté aux élections législatives de 1989 comme chef de file du Groupement fir d’Lëtzebuerger Souveränitéit, s’opposant notamment au droit de vote des étrangers, rôle assumé actuellement par le ADR.

Plus largement, le pourcentage croissant d’étrangers – de 26,3 pour cent en 1981, de 45,9 pour cent aujourd’hui – favorise la saillance de la question linguistique comme enjeu de la politique d’éducation, alors que la concurrence salariale incarnée par les travailleurs frontaliers conduit à faire de la langue une ressource pour verrouiller l’accès à certains emplois. Il est ainsi révélateur que ceux qui se mobilisent en faveur de la langue luxembourgeoise présentent au-delà d’un certain conservatisme idéologique également des caractéristiques sociologiques spécifiques : dans les années 1980, les défenseurs du luxembourgeois appartiennent majoritairement à une petite-bourgeoisie issue du secteur public et des secteurs affiliés, avec une prédominance d’instituteurs et de petits et moyens fonctionnaires5, catégorie sociologique qui est par ailleurs fortement surreprésentée parmi les Luxembourgeois, et a fortiori parmi ceux qui se sont opposés massivement au droit de vote des étrangers aux élections législatives lors du référendum. Ces caractéristiques sociologiques expliquent en partie la posture antiélitiste qui est un autre parallèle frappant entre les défenseurs de la langue luxembourgeoise des années 1980 et leurs homologues contemporains.

Notons finalement que dans les années 1980, la mobilisation autour de la langue s’inscrivait dans une sorte de backlash plus large succédant à une période de réformes et de modernisation sociétale mises en œuvre par le gouvernement Thorn réunissant libéraux et socialistes entre 1974 et 1979. Les résultats du référendum du 7 juin et la résurgence de questions liées à la langue et à la souveraineté semblent traduire une réaction similaire aux projets de réformes portés par la coalition gouvernementale actuelle. Ainsi, le repli sur des valeurs comme la langue et l’identité ou la souveraineté nationale traduisent la recherche d’une certaine permanence dans la figure de l’État-nation, qui, en occultant le changement, s’avère toutefois incapable de « dire positivement la modernité ».6

Sans tomber dans une vision excessivement instrumentaliste, on s’aperçoit ainsi que la langue luxembourgeoise est mobilisée de manière largement défensive et que cette mobilisation traduit la volonté d’une grande partie de la population de maintenir un statu quo qui lui est favorable. La langue luxembourgeoise est utilisée pour préserver la position privilégiée des autochtones à l’intérieur de la société luxembourgeoise, notamment en termes de droits politiques et d’emplois. La légitimation du maintien du statu quo et la disqualification d’une possible dissociation entre espace démocratique, langue et appartenance nationale s’appuient sur l’essentialisation d’un modèle démocratique se caractérisant par une superposition entre langue, État et nation.

Or, ce modèle n’est ni universel ni atemporel mais s’applique à un contexte historique et social spécifique qui est celui de l’Europe de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle. En tentant de se doter de l’ensemble des éléments constituant la « check-list »7 identitaire de l’État-nation, le Luxembourg court après un modèle qui n’est adapté ni à la composition sociologique de sa population, ni au contexte actuel.

Dans cette perspective, les comparaisons récurrentes du Luxembourg à ses pays voisins comme notamment la France et l’Allemagne lors des débats autour de la question du droit de vote des étrangers illustrent bien la prégnance de ce modèle sur la conception même de ce que sont la citoyenneté, la souveraineté et l’identité nationale, conceptions qui sont difficilement transposables au contexte luxembourgeois.

L’impensé de la politique linguistique luxembourgeoise apparaît ainsi comme le reflet d’une absence de projet de société partagé pour le Luxembourg. Jusqu’à présent, les rares interventions législatives en matière de politique linguistique, notamment la loi sur le régime des langues de 1984, apparaissent comme des réformes limitées ayant pour objectif d’éviter un changement sociétal et politique plus généralisé. Reste à se demander quelle sera la conséquence du « non » massif sur la politique des langues au Luxembourg : va-t-on, comme en 1984, se contenter d’une concession symbolique aux défenseurs de la langue luxembourgeoise afin de prévenir un déferlement nationaliste plus large ?

Quoi de plus simple dans ce cas que de proposer d’ancrer la langue luxembourgeoise dans la constitution dans le cadre de la réforme actuelle ? Or, il serait plus que temps d’arrêter d’utiliser « notre langue » comme cache-misère de notre absence de vision pour l’avenir de la société luxembourgeoise qui pousse une majorité de Luxembourgeois à s’opposer à tout changement. Pour sortir de cette impasse, il est vital de lancer un véritable débat sociétal sur la place et le rôle des différentes langues dans la constellation plurilingue luxembourgeoise et de réfléchir collectivement à des politiques linguistiques – et en particulier des politiques d’enseignement des langues – plus adaptées, plus justes et plus équitables pour l’ensemble des personnes vivant au Luxembourg, quelle que soit leur langue maternelle ou leur nationalité.

Núria Garcia est docteure en science politique et chercheure associée au Centre d’études européennes de Sciences Po. Ses recherches portent sur les politiques des langues en lien avec des questions de citoyenneté.
Núria Garcia
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