e-ntretien avec Yann Tonnar, réalisateur

Un microcosme, ses codes, ses règles

d'Lëtzebuerger Land vom 17.05.2013

d’Land : Vous êtes réalisateur de documentaires, sur la situation des demandeurs de protection internationale au Luxembourg (Weilerbach, Samsa Film, 2008), sur les émigrants luxembourgeois (Mir wëllen net bleiwen, Iris Productions, 2010) ou sur les communautés jardinières (Schrebergaart, Samsa Film, 2011). Pour le Casino, vous documentez depuis plusieurs années les expositions en les filmant, ce qui vous a amené vers un projet de documentaire sur des artistes luxembourgeois... Est-ce que l’approche est différente selon ce qu’on filme la réalité ou des œuvres d’art, qui sont déjà une création de l’esprit d’un autre ?

Yann Tonnar : De toute façon, toute réalité est une création, qu’elle soit sortie de l’esprit d’un individu ou de l’esprit du temps. Ce qui m’intéresse dans mes films, c’est de comprendre comment cette réalité est construite : quels sont ses protagonistes, quelles sont leurs motivations, et quelles sont les règles du jeu ? L’approche n’est donc pas foncièrement différente, si ce n’est qu’un artiste est une personne qui se pose des questions similaires à celles que je me pose en tant que réalisateur, par rapport à la réalité et à sa représentation. Il apportera donc parfois ses propres réserves par rapport à sa représentation dans un film que je réalise, mais aussi ses propres idées. Je trouve ça plutôt rafraîchissant d’être confronté à la vision de quelqu’un d’autre, et de devoir l’accommoder, que d’être uniquement confronté à ma vision des choses.

Il y a aussi des questions de matérialité, de dimensions et de média qui interfèrent dans une documentation sur un travail artistique. Comment y répondez-vous ?

Le grand défi quand on filme des œuvres d’art, c’est qu’il s’agit en général d’objets statiques, inanimés. Or, le cinéma est, déjà par l’étymologie même du mot, toujours en mouvement. On peut donc dire que cela va à l’encontre de la nature même du cinéma de s’arrêter, ce qui est précisément ce qui arrive quand on s’arrête devant une œuvre d’art pour la contempler. La question est donc comment résoudre ce conflit apparent.

Il y a deux approches différentes, d’une part dans les vidéos réalisées pour le Casino, d’autre part dans le film que je suis en train de réaliser. Pour le Casino, il s’agit de courtes vidéos (cinq minutes au maximum), qui documentent une exposition en cours, avec des extraits d’interviews des artistes. C’était la volonté du Casino dès le départ, de faire quelque chose de simple, neutre, sobre, sans grands effets de montage ou de musique… C’est un travail de pure documentation, qui doit aussi servir à des fins d’archivage. Il faut souligner dans ce contexte qu’il s’agit d’une réelle collaboration entre le Casino et moi, avec Laure Faber notamment qui a mis sur pied toute la documentation vidéo, et Bettina Heldenstein qui a repris le flambeau entre-temps. C’est aussi le Casino qui prépare et mène les interviews, et fait le choix des extraits. Je trouve que cette formule fonctionne très bien, et je suis extrêmement content que toutes ces vidéos qu’on a réalisées maintenant depuis sept ans, retrouvent une deuxième vie, puisque depuis l’année dernière, on peut consulter l’intégralité des archives vidéo, sur le Casino Channel de leur site (voir ci-contre, ndlr.).

Pour le film Atelier Luxembourg, qui suit les artistes contemporains luxembourgeois, et est encore en tournage, cette approche ne me semblait pas convenir, parce que je pense que sur la durée d’un film d’une heure ou plus, elle ne se tiendrait pas. On ne peut pas être juste en observation pendant une heure, ou faire de la pure documentation. Il y a d’ailleurs, à mon avis, bon nombre de films sur l’art qui prouvent que ce n’est pas une bonne idée. Un film ne peut pas recréer l’expérience qu’un visiteur a dans un musée, ce serait donc une tentative vaine de l’essayer. Par contre, ce qu’un film peut très bien, c’est raconter une histoire, s’attacher à des personnages, mener une certaine réflexion, et jouer avec les émotions. J’ai donc axé mon film beaucoup plus sur cet aspect que sur la pure documentation des œuvres d’art en soi. D’ailleurs cela peut aussi être une tactique de ne jamais révéler que des bouts, d’entrevoir des détails par-ci par-là, sans jamais révéler l’intégralité du tableau. Cela crée une certaine frustration chez le spectateur, et une envie d’en voir plus. Une sorte de strip-tease.

J’ai aussi opté de tenir la caméra moi-même, ce que je fais rarement dans un film d’une telle envergure. J’en attends deux choses : d’abord qu’il s’agisse d’une caméra embarquée, toujours à l’épaule, qui vienne donc casser le côté statique, et amener un peu de mouvement dans l’affaire. Le deuxième point est que, puisque je collabore depuis tant d’années avec le Casino, je connais tous les intervenants du film plus ou moins bien, et j’espère donc qu’il y aura une plus grande intimité dans le film du fait que ce soit moi qui suis derrière la caméra.

La principale différence entre les courts-métrages du Casino et le long-métrage documentaire que vous réalisez donc actuellement pour Samsa, c’est que les premiers sont des commandes, pour lesquelles vous êtes, comme vous le soulignez, soutenu et encadré par l’équipe du Casino, alors que le deuxième s’est développé peu à peu, d’une collaboration avec le Casino Luxembourg pour Making of, vers un film autonome pour lequel vous avez pu intervenir sur le choix des artistes dont vous dressez le portrait (budget alloué par le Film Fund : 155 000 euros). Quels sont les artistes retenus et pourquoi ? Et que tentez-vous de montrer ou de prouver ?

Les artistes que nous suivons dans le contexte de ce film sont Marco Godinho, Catherine Lorent, Tina Gillen, et Jean-Marie Biwer. Les raisons de ce choix sont multiples. Pour commencer, j’ai insisté pour qu’on se concentre sur un nombre limité d’artistes, pour avoir le temps d’aller au fond des choses, au lieu de faire un film où tout le monde soit servi, mais où finalement on n’a pas le temps d’approfondir la réflexion. Ensuite, on s’est donné deux critères, le premier étant qu’il s’agisse d’artistes qui aient une pratique professionnelle, le deuxième, qu’ils évoluent dans ce qu’on entend aujourd’hui par « art contemporain ». À partir de là, on est parti à la recherche, et on a abouti à ces quatre personnes. Nous avons eu beaucoup d’entretiens avec divers artistes, certains n’étaient pas intéressés à participer au film, puis il a aussi fallu réfléchir sur comment les différents artistes se complètent à l’intérieur d’un film, et qu’est-ce qu’ils apportent au propos du film. Car il ne s’agit pas de faire quatre portraits individuels, les artistes ont été choisis par rapport à certains aspects de leur pratique artistique, qui viennent illuminer différentes facettes du sujet du film. La volonté du Casino – que j’ai voulu respecter puisque l’idée est née chez eux –, était de faire un film sur l’art contemporain au Luxembourg, du point de vue des artistes, avec un regard derrière les coulisses de la création. Le but étant d’aboutir à une meilleure compréhension de cette notion d’art contemporain, en passant par les conditions personnelles, artistiques, et institutionnelles dans lesquelles il se crée.

J’ajouterai qu’il s’agissait d’une heureuse coïncidence que le Casino m’approche avec le sujet de ce film à ce moment-là (fin 2011) : Je venais juste de participer au pavillon taïwanais de la Biennale de Venise en 2011, grâce à une collaboration avec l’artiste Hong-Kai Wang. J’avais bien déjà jusque-là une certaine connaissance des artistes contemporains, mais à Venise, c’était la première fois que j’ai pu observer le monde de l’art contemporain international, sur une si petite scène, avec une très forte sensation d’un microcosme, qui a ses propres codes et règles. Or, avec la notion de territoire et d’identité, ce sont là les principales notions qui me préoccupent dans mes films. Mon regard de documentariste s’est donc déjà mis en marche à la Biennale de 2011, et c’est une chance de pouvoir faire entrer ces observations dans un film, avec notamment la participation luxembourgeoise à la Biennale de 2013 (Catherine Lorent, voir aussi page 35, ndlr.), qu’on filmera à la fin de ce mois.

Faut-il avoir un background artistique pour faire un film sur l’art ? Ou qu’est-ce qu’un regard extérieur peut apporter dans l’approche ?

Non je ne pense pas qu’il faille nécessairement avoir un background artistique pour faire un film sur l’art. J’ai fait un film sur les jardins ouvriers, et je suis nul en jardinage. Ceci dit, il faut bien connaître son sujet (le sujet de Schrebergaart n’était pas le jardinage ;-). Dans le contexte plus spécifique de l’art contemporain, le discours qui l’entoure se fait à mon avis trop souvent à l’intérieur d’un cercle fermé. Alors que de l’autre côté, les réactions qui viennent de l’extérieur peuvent être extrêmement hostiles. Les deux approches sont stériles. Je pense me situer entre les deux fronts.

josée hansen
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