Pionniers « Encore vingt secondes », dit Lex. « OK », répond Pascal en remettant presque mécaniquement son casque. Les deux hommes ont les yeux rivés sur l’écran d’ordinateur, l’un installé derrière la table de mixage, l’autre devant son laptop placé sur la table des invités. Ces deux là sont un duo rôdé, qui fonctionne sans beaucoup parler. Et pour cause : non seulement les frères Thiel sont-ils unis par des liens de sang, mais aussi par une longue collaboration : leur émission de metal et hardcore, Der Däiwel steet virun der Dier, existe depuis 27 ans. « Notre objectif serait de la faire durant un demi-siècle, rigole Lex, j’aurais alors ma retraite… » Tous les deux gagnent leur vie dans l’enseignement, faire de la radio est une passion, à laquelle ils s’adonnent avec beaucoup d’engagement : « Je dirai que j’investis entre quatorze et quinze heures par semaine dans la préparation d’une émission », fait remarquer Pascal, entre écouter les disques reçus, faire des tris, préparer une playlist cohérente et le live du dimanche, qui a l’air si décontracté, naturel. Ce dimanche, 11 octobre, le voyage à travers le hardrock mondial va de la Pologne aux États-Unis, avec des excursions dans le sud de l’Europe, alors qu’à l’extérieur, par 15°C et grand soleil, le site des Rotondes accueille le festival de Foodtrucks Eat It et sa sonorisation autrement plus insouciante. Quand les Thiel commencèrent l’aventure Ara, la radio avait tout juste dix mois et les deux frères une première expérience médiatique avec leur fanzine papier Disagreement (1990-99, c’était bien avant les réseaux sociaux) sur le même sujet.
« Aujourd’hui, nous sommes devenus une sorte d’institution, s’amuse Lex entre deux lancements, désormais, les labels les plus pointus nous envoient spontanément leurs nouvelles sorties ». S’ils regrettent que certains des pionniers aient changé de vie depuis les débuts de Radio Ara et arrêté leurs émissions, eux restent attachés au médium. « C’est important qu’il y ait une radio qui accorde de la place à des goûts musicaux minoritaires, qu’il y ait des alternatives à la programmation musicale de RTL et Eldoradio », estime Pascal Thiel. Et ce malgré les listes de lecture sur Spotify, Bandcamp ou Apple Music, où des algorithmes tentent de cerner les préférences du client et de lui proposer des musiques qui y correspondent. « Nous, ici, on peut aussi se permettre d’être critiques, de dire ce que nous n’aimons pas », affirment les frères Thiel, qui rejettent toute aspiration commerciale. « D’ailleurs, sourit Lex, nous ignorons complètement qui nous écoute… et si on nous écoute ». Mais que Ara est beaucoup plus qu’un taux d’audience ou une addition d’émissions thématiques : il s’agit aussi d’un lieu de formation où des jeunes apprennent à comprendre les médias et à faire de la radio. De nombreux journalistes y ont d’ailleurs fait leurs premiers pas : le rédacteur en chef du Tageblatt Dhiraj Sabharwal, la rédactrice en chef adjointe de Radio 100,7 Pia Oppel ou les journalistes Diego Velazquez (Wort), Bernard Thomas (Land) ou encore Rick Mertens (100,7) y ont par exemple appris quelques bases du métier en poussant eux-mêmes les boutons de la technique dans les studios de la rue de la Boucherie, lorsque Ara avait encore son siège au-dessus du très branché Urban.
Fragilités Quatre jours plus tôt, mercredi 7 octobre. « Vous auriez dû venir ce matin, quand tout a pété », lance Manon Bissen, une des employées, dans les bureaux de Radio Ara. L’équipe administrative qui encadre quelque 150 bénévoles est réunie pour expliquer la situation alarmante dans laquelle se trouve le projet de radio communautaire après 28 ans de fonctionnement plus ou moins chahuté. Le matin, le système informatique a lâché, la retransmission fut interrompue, un des techniciens bénévoles a accouru d’urgence. Radio Ara ne compte aucun technicien rémunéré, les animateurs des émissions assurent eux-mêmes la technique, les équipements sont récupérés, recyclés, rabibochés en permanence. Il faudrait pouvoir investir, faire une mise à niveau, mais comment ? Quand Guy Antony, le président de l’association Mond Op (qui chapeaute les programmes de la radio), énumère les fragilités logistiques de Ara, sa liste est longue – et il sait de quoi il parle : il est ingénieur dans le secteur privé.
Pour comprendre la situation de Radio Ara, il faut faire un retour sur son histoire : son existence fut arrachée de longue lutte à un gouvernement luxembourgeois qui, traditionnellement, protégea le monopole de RTL. Nous sommes à la fin des années 1980, lorsque partout en Europe, des radios pirates associatives ou commerciales attaquent les monopoles audiovisuels publics : l’ORTF en France, les chaînes ARD et ZDF en Allemagne, le RTBF en Belgique. Le Luxembourg se distingue par la situation extraordinaire qu’un acteur privé, la CLT, qui s’était installée dès les années trente au pays, est à la fois un monopoliste au grand-duché et un pirate privé à l’international. Des militants écolos et alternatifs, autour de Thers Bodé, Jupp Weber ou Robert Garcia, commencent à contourner ce monopole du géant commercial en faisant de la radio avec les moyens du bord, la Radio Grénge Fluessfénkelchen, qui émet d’abord à partir de la Areler Knippchen.
Le Premier ministre Jacques Santer (CSV) sent que le monopole de RTL est devenu intenable dans un pays qui veut émettre des programmes audiovisuels sur toute la planète via la SES. La loi de 1991 sur les médias électroniques réalisera le rêve du ministre socialiste de la Culture Robert Krieps d’une radio de service public à visée socio-culturelle, et accordera quatre fréquences de radiodiffusion à des sociétés commerciales. L’équipe des pionniers de RadAU fonde Alter Échos Sàrl et émet les programmes de Radio Ara à partir de 1992 de la rue de la Boucherie. En 2015, lors de la dernière mise à jour publiée au Registre de commerce, le capital d’Alter Échos est de 59 494,45 euros et détenu par quelques personnes privées (dont Guy Antony et Robert Garcia) et des associations du spectre écologique, comme l’Oekofonds, le Mouvement écologique, Natur & Emwelt ou l’ASTM. La société commerciale chapeaute un certain nombre d’asbls, comme Mond Op, qui organise le volet des programmes, notamment musicaux et citoyens, et Graffiti, pour les programmes de jeunes. Cette dernière profite du statut de Maison des jeunes et d’une convention avec le ministère de l’Éducation nationale, ce qui lui permet de payer trois postes de pédagogues sociaux encadrant les jeunes dans leurs projets de radio.
Urgences Si la fragilité de Radio Ara est structurelle – en 1993 déjà, Robert Garcia appela à l’aide dans un article paru dans le mensuel Forum (« Wird der Papagei überleben ? », avril 1993), ce qui généra un certain nombre de dons, dont de nombreux ordres permanents qui courent encore aujourd’hui –, la situation s’est aggravée avec les crises qui frappent tout le secteur actuellement. La première en étant celle qui agite tous les médias occidentaux, soit la migration du public et, surtout, des annonceurs vers internet, les plateformes de streaming et les réseaux sociaux. Selon la dernière étude TNS-Ilres-Plurimedia de cet été, Radio Ara atteint un pour cent de l’auditoire, autant que l’hebdomadaire-ami Woxx. « Mais, fait remarquer Sandra Laborier de Graffiti, les nouvelles formes d’écoutes, notamment d’éléments spécifiques par podcasts n’y sont pas comptabilisés. On peut d’ailleurs considérer toutes nos émissions comme des podcasts… »
La deuxième crise qui touche Radio Ara est celle d’une fragmentation de la population. Ara est un projet de community radio, qui s’adresse aux franges de la population que n’atteignent pas les radios commerciales ou mainstream. D’où le succès de Ara City Radio, le programme diurne qui s’adressait à la communauté anglophone. Or, la chute des recettes publicitaires, s’expliquant entre autres par la nouvelle concurrence des Delano, Luxembourg Times et autre RTL Today (les deux premiers recevant désormais en plus 100 000 euros d’aide publique à la presse électronique pour leurs sites internet, dont Ara est exclue), a fait capoter ce programme, qui sous-louait une fenêtre de diffusion à Alter Échos pour quelque 50 000 euros par an. En août, la SA City Radio Productions a été dissoute dans Alter Echos Sàrl, à laquelle cette somme vient à manquer. Une grande campagne de crowdfunding, à l’antenne, dans les médias et sur les réseaux, alerte les citoyens et demande leur intervention. La première semaine a apporté quelque 20 000 euros – mais c’est de moyens financiers durables et récurrents dont la radio a besoin.
Politique erratique La troisième crise, qui ne fait que s’annoncer, mais qui risque actuellement d’être fatale à Radio Ara, est le projet de réforme de l’aide à la presse écrite, déposé en juillet par le ministre des Communications et des Médias Xavier Bettel (DP). Il a pour ambition de moderniser la loi Thorn de 1976 d’aide à la presse écrite (en en faisant notamment profiter les nouveaux acteurs, comme Maison Moderne, L’Essentiel ou les médias en-ligne) et affirme vouloir, comme sa prédécesseure, promouvoir le pluralisme du paysage médiatique. Le changement de paradigme annoncé implique une modification du mode de calcul de cette aide à la presse, qui ne se base plus sur le nombre de pages imprimées, mais sur le nombre de journalistes professionnels disposant d’une carte de presse et d’un CDI à temps plein.
Voulant probablement bien faire, Xavier Bettel y a introduit un chapitre sur l’« éducation aux médias et à la citoyenneté », consacrant pour la première fois le statut d’« éditeur citoyen ». C’est contre les conditions de cet article 9 du projet de loi qu’Ara mobilise actuellement, en intervenant auprès des pouvoirs politiques, de la commission parlementaire qui commencera son travail sur le projet de loi prochainement, et lors d’un week-end de conférences-débats vendredi et samedi derniers, les 9 et 10 octobre, sous le titre « Lescht Chance fir Mediepluralismus – Community Medien zu Lëtzebuerg an Europa », organisées avec la plateforme Community Media Forum Europe (CMFE).
Le président de l’Alia (Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel), le juriste Thierry Hoscheit, souligna dans ce contexte l’incompatibilité juridique de l’article 9 de ce projet, qui demande un but non-lucratif aux médias citoyens, avec la loi de 1991, qui impose justement un statut de société commerciale aux exploitants de fréquences nationales. Radio Ara quant à elle estime que les critères de base, à savoir l’emploi d’au moins deux journalistes professionnels, ne lui correspondent nullement. Car la radio n’a pas primairement besoin de journalistes professionnels, mais de techniciens et d’encadrants, de budgets d’investissements et de couverture des frais courants. Durant le confinement et les premières phases du déconfinement, des collaborateurs bénévoles proposèrent des informations en neuf langues différentes, dont le russe, l’arabe, l’albanais, le mandarin ou le tigrinya (parlé par la communauté érythréenne) – ce qu’il leur faut, c’est un cadre stable et une technique qui fonctionne. En 2020, Radio Ara reçoit une aide exceptionnelle de 80 000 euros de la part du ministère des Médias comptabilisée sous le titre « initiative en vue de préserver la diversité du paysage médiatique ». La somme maximale qu’elle pourrait toucher via la nouvelle loi serait de 100 000 euros – ce qui est toujours dérisoire en comparaison des presque sept millions d’euros qui vont à la radio publique 100,7 ou des dix millions que l’État versera à partir de 2021 à RTL, en contrepartie de ses missions de service public. Ara rêve d’une propre loi sur les médias citoyens, qui lui donnerait un cadre légal basé sur une définition reprise par des organes internationaux, comme le Conseil de l’Europe. « Si j’étais vous, intervint pourtant le président du Conseil de presse Jean-Lou Siweck (Editpress) à la table-ronde de vendredi, je ferais tout pour garder cet article dans le projet actuel, quitte à l’amender substantiellement. Vous risqueriez sinon d’attendre longtemps : ce projet-ci a mis sept ans avant d’être déposé… ».
Dans son discours sur l’état de la nation ce mardi, Xavier Bettel s’est montré compréhensif pour la situation alarmante de Radio Ara et a promis la recherche de critères d’attribution d’aides viables dans le projet de loi.