Il est une des grandes figures d’un art luxembourgeois qui n’en compte pas tant. L’un de ces héros, un champion national dont l’œuvre rayonne à l’étranger. Il a beaucoup exposé à Paris, Munich ou aux Pays-Bas. Le Centre Pompidou, à Paris (fermé jusqu’en 2030), accroche son Homme au doigt coupé. Le Stedelijk Museum d’Amsterdam montre un clown à l’accordéon. Joseph Kutter a eu le droit à de nombreuses rétrospectives, dont la première au Fëschmaart, dès 1946, cinq ans seulement après sa mort et quelques mois suivant l’ouverture du musée.
Mais au fond, si célèbre qu’il soit, Joseph Kutter reste un grand inconnu. On célèbre l’artiste sans connaître l’homme, on l’a exposé sans l’avoir vraiment étudié. À ce titre, la nouvelle exposition qui lui est consacrée au MNAHA (à lire dans le Land la semaine dernière) a le grand mérite de ne pas s’intéresser au socle et au lustre. Elle préfère explorer le geste.
Lis Hausemer et Muriel Prieur, les co-commissaires de Dem Kutter seng Gesiichter, Nei Facettë vun eiser Sammlung, présentent une quarantaine de tableaux, mais aussi des esquisses préparatoires qui se trouvent parfois au dos de toiles (une découverte), comme ces touchants exercices de signatures. Ces croquis sont enlevés. En quelques lignes, Kutter construit sa composition, lui donnant une âme dans l’instant.
Tout le contraire de ses portraits, qui oscillent entre la mélancolie et le tragique. Ils résultent d’un corps en corps. La matière et l’artiste luttent, sans que l’on sache vraiment qui l’emporte. Une maïeutique laborieuse. Les couches se superposent, se complètent, s’opposent. Parfois, l’artiste les gratte pour créer une nouvelle texture qui prendra la lumière autrement. Rarement satisfait, il faut parfois à Kutter plus d’une année pour finir une toile.
Le résultat s’avère bien souvent déceptif. « Ces portraits ne sont pas toujours appréciés de leurs commanditaires, relève Lis Hausemer. Il était tellement critiqué qu’il ne montrait plus ses tableaux. » Alors que l’artiste considérait les portraits comme ses œuvres les abouties, il peignait des bouquets de fleurs qui, eux, se vendaient bien. « Il les réalisait plus vite, c’était plus facile, plus alimentaire aussi », relève la commissaire. Et, pour lui, certainement frustrant.
Pourquoi Kutter s’installe-t-il à Luxembourg en 1924, alors qu’il bien plus apprécié à Munich, à Paris et partout où les expressionnistes étaient à la mode ? « C’est un choix de sa part, souligne Lis Hausemer. Il était très lié avec sa famille. Son père et sa sœur vivaient au Limperstberg, comme lui. » Lorsqu’il revient au pays, Joseph Kutter décide donc d’aménager dans ce quartier cossu. Sa femme, Rosalie Seldmayr, est la fille d’un grand industriel bavarois. Elle lui offre une certaine aisance financière. Le couple choisit un terrain sur l’avenue Pasteur. En 1927, un premier plan est déposé à la Ville de Luxembourg et autorisé. Signé Fritz Breuhaus, le projet intitulé « La cour du peintre » ne sera finalement pas réalisé.
Hubert Schumacher, un futur grand architecte luxembourgeois qui vient de terminer ses études à Munich et Paris, dessine un second plan. « Il s’agit d’un projet de jeunesse fabuleux. Ce plan reflète l’architecture moderne qui vient tout juste d’apparaitre, du jamais-vu au Luxembourg à l’époque », s’enthousiasme l’architecte Diane Heirend, qui a piloté la toute récente rénovation de la maison.
On y décèle l’influence du Bauhaus, avec ses droites sécantes, ses volumes cubiques et ses toits-terrasses. Cette « Maison de campagne », tel qu’elle est appelée, ne sera pas réalisée telle que sur les plans. C’est une version amendée, qui sortira de terre en 1929. La Villa n’a pas d’équivalent au Luxembourg. Son style tranche radicalement avec l’environnement et les mœurs d’un pays qui ne se définit pas par son avant-gardisme. Elle garde toutefois des attributs bourgeois. Une chambre de bonne est mitoyenne de la cuisine au rez-de-chaussée et parmi les chambres à l’étage, on trouve celle de la nurse.
Qui veut quoi ?
L’atelier de l’artiste se trouve au niveau du jardin et, à vrai dire, sa distribution interroge Diane Heirend, qui a mené une passionnante enquête sur l’histoire du bâtiment. « On entre dans l’atelier de Kutter par une grande ouverture, à partir du salon. Quiconque était reçu dans la maison pouvait donc le voir au travail. Compte tenu de l’atmosphère de ses toiles, je me dis que ça ne lui ressemble pas… Je ne l’imagine pas se mettre en scène, comme au spectacle. »
Un autre élément intrigue l’architecte : l’implantation de la villa au fond de la parcelle, presque accolée à la limite parcellaire. Pourtant il y avait la place de faire autrement. C’est comme si l’accent avait été mis sur le décorum, plutôt que sur l’atelier. « En arrivant, les visiteurs devaient traverser la partie visible de la rue, relève Diane Heirend. Il y a là une mise en scène qui rappelle celle de la Villa Vauban. » D’où une question : dans cette maison, qui veut quoi ? Kutter y peindre ou son épouse recevoir ?
Dès 1937, quelques années seulement après la construction de la maison, le couple Kutter-Seldmayr demande à l’architecte Tony Biwer de planifier plusieurs transformations. Biwer, par ses propositions, allait totalement gommer les volumes cubiques et introduire d’improbables ouvertures en arcades sur l’extérieur. Une démarche qui interroge, d’autant qu’il est un architecte réputé, auteur notamment de belles villas dans la rue de Nassau, à Hollerich. « Je ne comprends pas, soupire Diane Heirend. J’aimerais bien savoir ce qu’il avait en tête… »
Joseph Kutter signe ces plans qui sont déposés à la Ville, mais la modification majeure ne sera réalisée qu’après sa mort en 1941. Cette improbable toiture proposée par Arthur Thill coiffera la maison en 1942. Toutes les intentions sont parfaitement documentées dans le permis de construire approuvé par les autorités communales, alors nazies. Le nombre de tuiles y est décrit à la pièce près, la quantité de bois précisé au mètre cube. Mais en pleine guerre mondiale, les matériaux manquent. Dans les nouveaux murs, on trouve pêle-mêle des briques de Bettembourg et de Lorraine, assemblées de manière peu orthodoxe. Certes, les toits-terrasses ont engendré de réels soucis d’humidité, la rénovation récente en a d’ailleurs retrouvé les séquelles. La météo locale couplée à une étanchéité approximative a posé des problèmes, mais le remède est, osons le dire, sacrilège.
Contrairement aux autres travaux, la charpente est très investie et très bien réalisée… dans le plus pur style bavarois cher à Rosalie Seldmayr. Les tuiles rouges ne sont pas plus luxembourgeoises, elles proviennent d’une fabrique sarroise très connue. La désormais veuve Kutter, dont les parents possédaient de grandes forêts en Allemagne, se languissait-elle de sa terre natale ?
Dès lors, la villa est défigurée. L’audace créatrice a laissé la place à une parodie bancale. Et ce n’est pas terminé. En 1981, une dernière transformation – à l’intérieur cette fois – laisse pantois. Un mur composé d’une cheminée, d’une bibliothèque et d’une armoire atrophie l’atelier, ne laissant la place qu’à un couloir devant la belle verrière. Les volumes comme la lumière sont sacrifiés.
Le chevalet à la cave
L’histoire de la première demeure moderne du pays a été sortie de l’oubli par Diane Heirend, chargée par les nouveaux propriétaires de redonner de l’allure à cette bâtisse iconique. Avant les travaux, l’architecte a épluché les archives pendant deux ans pour mieux en connaître la destinée qu’elle savait tourmentée, mais pas à ce point.
Elle a retrouvé de nombreux documents qui permettent de retracer les grandes étapes de sa transformation, mais des doutes subsistent sur plusieurs points, car les plans ne reflètent pas toujours la réalité sur le terrain. Or les sources manquent pour tirer au clair certaines questions. « Je suis surprise par le peu de photos que nous avons sur la maison. Hormis celle de Batty Fischer (1931), il n’en existe pratiquement pas. Pourtant, l’extraordinaire Villa Kutter était un but de promenade prisé. De nombreuses fêtes y étaient organisées, c’était un endroit où il fallait être. Et malgré tout, ni la famille, ni les amis, ni les voisins ne semblent disposer de photographies. J’aimerais tant pouvoir compléter les lacunes, cette maison mérite de retrouver toute son histoire. » L’appel est lancé.
La demeure est désormais habitée par un couple d’artistes, ami de la famille Kutter. Peut-être pour la première fois de son histoire, elle est occupée par des habitants heureux d’y vivre. Diane Heirend y a réalisé une rénovation « pas dogmatique », sans l’intention d’en faire « une villa-musée », mais dans le plus grand respect de son identité. « Le bâtiment est de nouveau très clair, il suffisait de le serrer dans ses bras », avance-t-elle joliment.
Vu de l’extérieur, le plus marquant est la disparition du toit et de la charpente, tandis que sont revenus les toits-terrasses et la ligne cubiste. À l’intérieur, la chambre de bonne a disparu pour laisser la place à trois ateliers en enfilade, « le seul endroit où l’on peut profiter de la largeur de la maison ». Les faux plafonds et fausses poutres ont été enlevés. La moquette a été décollée et, quand c’était possible, les carreaux d’origine ont été réhabilités. Pour retrouver le pourcentage de chaux et de ciment de l’enduit extérieur ainsi que ses pigments d’origine, des prélèvements ont été réalisés et envoyé en laboratoire. « C’était un chantier formidable, qui a réuni des personnes talentueuses, minutieuses et très motivées », sourit Diane Heirend.
L’architecte offre une dernière anecdote qui traduit les tiraillements qu’a connus la maison et, peut-être, le mal-être de son occupant le plus célèbre. « Dans la cave, derrière un tas de tuiles et le bois de chauffage, nous avons retrouvé le chevalet de Joseph Kutter. » Comme si le peintre n’avait jamais été là vraiment chez lui, que son souvenir n’avait sa place que dans l’obscurité du sous-sol.
Vient alors en tête l’Intérieur aux trois figures, qu’il a peint en 1940. On y voit sa famille (sa femme Rosalie, son fils Dolphe et sa fille Catherine), qui pose dans la villa dont on reconnait la porte. Rigides, à distance les uns des autres, l’atmosphère est glaciale. Les visages sont flous, « Kutter les peignait ainsi à partir de 1937, alors qu’il souffrait d’un ‘mal mystérieux’, comme on disait », précise Lis Hausemer. Une affliction que l’on appellerait sans doute aujourd’hui dépression.
Pourtant, l’histoire est parfois miséricordieuse. La maison dont il avait rêvé a retrouvé son âme. Des chercheurs se penchent dorénavant sur ce qu’il était et le révèle au grand public. Et ce chevalet jeté aux oubliettes est aujourd’hui présenté au cœur de la nouvelle exposition, à deux pas du Champion, que le musée vient d’acquérir grâce à un financement participatif fructueux.
Diane Heirend reviendra sur cette histoire passionnante le jeudi 29 février, lors de la conférence qu’elle donnera au MNAHA dans le cadre de l’exposition Dem Kutter seng Gesiichter. Nei Facettë vun eiser Sammlung. Elle a intitulé son intervention Réparer la Villa Kutter, histoire de la renaissance d’un monument luxembourgeois. Plus qu’un chantier, c’est une délivrance.