Deux autocaristes contestent devant la justice leur exclusion du juteux marché RGTR. Leur survie est menacée s’ils perdent. S’ils gagnent, le pactole de 220 millions est remis en question

Ceteris Paribus

d'Lëtzebuerger Land du 17.06.2022

« Nous pensons depuis le début que l’État a mal appliqué son propre cahier des charges », plaide ce mercredi Marc Thewes, avocat de Voyages Vandivinit et Autocars Altmann devant les juges administratifs. Ces deux sociétés appartenant à Luc Vandivinit contestent leur mise à l’écart du juteux marché des transports régionaux par la route, RGTR. Le régime général des transports routiers a vécu sa révolution en 2020. Le ministre de la Mobilité François Bausch (Déi Gréng) a alors, pour la première fois, ouvert un appel d’offres pour distribuer les contrats de concession de transport public sur route à des entreprises privées. Depuis la naissance du RGTR en 1978, ces lignes avaient été distribuées au compte-gouttes, selon les besoins et en vertu d’une entente avec les transporteurs locaux. La dernière répartition des 300 lignes pour desservir les 647 communes du réseau (dont 72 au-delà de la frontière luxembourgeoise) a été organisée en 2009 avec la FLEAA (Fédération luxembourgeoise des exploitants d’autobus et d’autocars). Elle avait bénéficié à une quarantaine d’opérateurs. Tous nationaux.

L’appel d’offres publié en septembre 2020 devait appliquer au marché les règles concurrentielles européennes (une obligation qui avait été repoussée quinze ans durant) tout en servant les politiques publiques de transport. Le RGTR joue un rôle primordial dans la desserte de régions qui ne possèdent pas d’offre ferroviaire. 125 000 personnes se déplacent quotidiennement grâce au RGTR, selon des chiffres de 2016. Plus de soixante millions de kilomètres sont parcourus annuellement par les bus d’un réseau en constante croissance pour mettre une partie de plus en plus importante des résidents et des frontaliers dans les transports publics, autour de 17 pour cent aujourd’hui. Avec le passage à la gratuité des transports et l’intégration du tramway de la capitale dans le maillage, le chantier était colossal. Il a nécessité une réflexion sur plusieurs années et beaucoup de pédagogie
(spoiler alert : cela n’a pas suffi). Enfin, l’appel d’offres servait aussi les ambitions environnementales en prévoyant l’électrification de plusieurs lignes d’autobus soit dès le début, soit au cours de la durée d’exécution du marché (de cinq à huit ans). L’objectif zéro émission est fixé à 2030.

L’État débloque un budget conséquent pour le RGTR : 220 millions d’euros par an. Et pour beaucoup de sociétés de transport, y accéder est une question de survie. 95 offres ont été formulées pour les 32 lots (des lignes entre deux destinations et les zones périphéries) soumis à adjudication, apprend-on dans le dernier rapport d’activité du ministère de la Mobilité. Une douzaine d’opérateurs se partagent les lots attribués, opérationnels depuis le début de l’année. Restent une dizaine d’offres en suspens. En effet, le tiers du marché (et peut-être plus par capillarité) tient à des décisions des juridictions administratives.

La société Autocars Altmann de Weiler-la-Tour et la maison-mère d’Ellange, Voyages Vandivinit, ont chacune déposé un recours administratif contre le ministre de la Mobilité et sa décision du 31 mars 2021 de les écarter de l’appel d’offres. Autocars Altmann a postulé pour les lots 21 et 27. Voyages Vandivinit pour les lots 1, 5, 7, 9, 20, 23, 29 et 30. « Toutes vos offres ont été jugées irrégulières et ont dû être écartées », est-il écrit dans la décision ministérielle.

La raison ? Une méthode prétendument erronée du calcul des prix horaires. Une justification éminemment technique mais elle se révèle déterminante. Elle met en péril l’existence même des sociétés en question. Au cours de la procédure, un expert comptable a réalisé un audit. Livré le 6 avril 2021, celui d’Autocars Altmann établit que la société ne serait plus en mesure d’assurer la moindre activité de transport de passagers par bus, « son cœur de métier », si elle était éjectée du RGTR, l’exploitation des lignes dans ce cadre prenant une « part prépondérante » de son chiffre d’affaires. 51 pour cent en 2018, 54 en 2019 et 59 en 2020. Pis encore, en 2019, 81 pour cent de l’effectif a été affecté à l’activité RGTR. La société de Weiler-la-Tour aurait en outre acheté trois bus pour se plier aux impératifs du nouvel appel d’offres en matière de type d’énergie de propulsion. Si bien qu’eu égard aux engagements financiers face aux recettes existantes, sans le RGTR, « la société serait théoriquement en faillite après six mois et demi », écrit l’expert comptable. 

Puisqu’elle utilise les mêmes bus pour l’ensemble de ses activités, Autocars Altmann ne pourrait plus fournir ses services connexes, à savoir ceux de substitution des chemins de fer ou les transports scolaires communaux. Ces seules activités ne justifieraient pas « l’achat ou la conservation de véhicules dédiés ». « Les ressources utilisées pour l’activité RGTR » font de celle-ci « le pilier principal sur lequel les autres activités et services de la société se sont posés », ont écrit les experts mandatés. Disparaitrait donc tout un maillon du service public de transport. Car, pour la partie Vandivinit, « aucune entreprise de transports de passagers par autobus établie au Luxembourg ne pourrait être économiquement viable » sans participer au service RGTR. Pour preuve, selon l’avocat de la société, Marc Thewes (par ailleurs membre du conseil d’État), les sociétés qui n’ont pas soumissionné pour le marché RGTR « auraient décidé d’arrêter leur activité », lit-on dans les écritures de la procédure administrative.

Pour le ministère, représenté par Vincent Wellens (du cabinet NautaDutilh), il appartenait aux sociétés de transport de diversifier suffisamment leurs activités (comme le transport VIP, les excursions, l’agence de voyage, les bus d’événements ou les excursions que le site d’Autocars Altmann propose) pour ne pas dépendre d’un seul client. De plus, les opérateurs savaient depuis plus de dix ans qu’un nouveau régime de soumission s’annonçait. Il allait nécessiter des ressources pour postuler : de l’administratif, des consultants externes, des juristes. Mais aussi des moyens pour circuler : Le plus petit lot requiert 17 bus, nous informe une partie prenante. De nombreux petits acteurs se sont laissés absorber par les gros de type Sales Lentz ces dernières années. En outre, pour faciliter la transition, le processus de soumission prévoit un mécanisme de transfert des chauffeurs des anciens opérateurs du réseau RGTR vers les nouveaux adjudicataires.

Ce mercredi, la salle d’audience au cinquième sous sol du bâtiment de l’ancien hémicycle du
Parlement européen s’est remplie d’une assistance des grands jours. Une vingtaine d’hommes en chemisette (et une femme) écoutent religieusement les plaidoiries des pointures du barreau qu’ils ont mandatées pour l’occasion. C’est le management des sociétés d’autocars. Ils sont parties à la procédure en tant que requérants contre le ministère ou adjudicataires (la plupart en fait). Quand le tribunal et les avocats sourient de concert lorsque le tribunal change sa composition pour la quatrième fois et que l’assemblée se lève encore comme l’exige le cérémonial, les autocaristes au fond de la salle ne rigolent pas du tout. L’enjeu crispe. Il les dépasse aussi. Si les juridictions administratives estimaient la mise à l’écart de Vandivinit et Altmann illégales, alors il devrait y avoir une « réévaluation complète des offres », estime Marc Thewes. « Et il y a fort à parier que toutes les offres reçues seront non-conformes », assène l’avocat de Vandivinit. Le juge des référés lui a déjà donné raison en mai 2021. Dans deux ordonnances liées aux affaires au fond discutées cette semaine, le vice-président du tribunal administratif a jugé que le « moyen tendant à retenir l’illégalité du reproche suivant lequel le fait d’ajouter des temps de battement aux horaires tels que se dégageant des fiches-lots contreviendrait au dossier de soumission semble avoir de sérieuses chances de succès devant le juge du fond ». En d’autres termes, le juge des référés a accédé à la demande expresse formulée par la partie Vandivinit de suspendre l’exécution de sa mise à l’écart du marché, ainsi que l’attribution des lots, parce que la méthode de calcul des horaires opérée par Altmann et Vandivinit pourrait bien être la bonne. Telle est la question que les juges administratifs, du tribunal puis très probablement de la Cour ensuite, doivent trancher.

L’avocat du ministère, Vincent Wellens, qui a accès à toutes les données de l’appel d’offres, souligne que deux autocaristes sur une trentaine se sont trompés sur la méthode du comptage des heures. Il s’agit de savoir s’il fallait intégrer le temps de battement dans le dénominateur qui permettait de calculer le prix unitaire. La conviction n’est pas la même à Ellange et à Bascharage. « La très grande majorité des soumissionnaires ont jugé que le cahier des charges était clair », avance ainsi François Prum, représentant du géant local Salez Lentz. « L’argumentaire des requérants n’est pas cohérent. On essaie de nous enfumer. On arrive à un prix unitaire qui est faux et artificiellement plus bas que celui des concurrents », estime Alain Rukavina au nom du voyagiste Emile Weber. Ce mercredi dans les couloirs du tribunal administratif, on envisage avec effroi l’éventualité d’une nouvelle soumission publique. L’arrivée d’opérateurs étrangers plus grands et donc bénéficiant potentiellement d’économies d’échelles pour proposer un prix unitaire plus bas, constitue la menace numéro un. Pour se donner une idée de la taille des protagonistes, dans le dernier tableau d’ancienneté des compagnies participant au RGTR (en juillet 2020), Sales-Lentz figurait comme le principal opérateur avec 475 chauffeurs. Suivait Emile Weber avec 467 conducteurs. Puis, loin derrière, vient Demy Schandeler avec 180 conducteurs. Voyages Vandivinit en compte 153 et voyages Simon 129. Le tribunal administratif rendra sa décision dans les prochaines semaines. Les parties pourront interjeter appel.

Pierre Sorlut
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