Océane Sansalone, psychologue clinicienne, et Jenny Cardoso, infirmière psychiatrique, font partie de la cellule ethno-psychologique de la Croix-rouge luxembourgeoise. En ce moment, elles s’occupent de la prise en charge psychologique des réfugiés ukrainiens qui arrivent au Grand-Duché. On les retrouve au foyer Lily Unden au Limpertsberg, structure de résidence durable pour réfugiés et migrants, pour parler de leur travail et de l’universalité (ou non) des traumatismes de guerre.
d’Land : Comment votre travail a-t-il changé depuis le début de la guerre en Ukraine ?
Jenny Cardoso : On doit être très flexibles. Les informations viennent au compte-gouttes. La situation change d’un jour à l’autre et nous devons nous y adapter. Tout en maintenant notre travail de tous les jours, on essaie aussi d’intervenir à la Shuk (Structure d’hébergement d’urgence Kirchberg, ndlr), là où il y a le premier accueil pour les réfugiés ukrainiens, ainsi que dans les foyers et les hôtels qui ont été repris par la Croix-Rouge. On voit les gens pour un premier dépistage des vulnérabilités présentes.
Votre cellule de support porte le nom « ethno-psy ». Qu’est-ce qu’on entend par cela ?
Océane Sansalone : Elle s’appelle ethno-psychologique parce qu’on voit des réfugiés du monde entier et on estime que le modèle occidental que nous avons appris dans nos études n’est pas forcément adéquat pour toutes ces personnes. Dans notre équipe on a des personnes formées en trans-culturalité, afin d’assurer une ouverture s’ouvrir et d’éviter d’imposer notre modèle psychologique. On veut s’éloigner de l’ethnocentrisme pour pouvoir mieux se rapprocher des migrants et de leurs cultures.
JC : L’ethnopsychiatrie a été fondée par George Deveureux, ethnologue et psychanalyste franco-hongrois. Actuellement les psychiatres français Tobie Nathan et Marie Rose Moro en sont des représentants. Chacun a sa façon de voir certaines maladies, ses valeurs et son jugement là-dessus. Nous essayons d’aller à leur rencontre pour faire un métissage avec ce qu’on a chez nous. Ce n’est pas parce que nous optons toujours pour un médicament qu’il faut forcément le prescrire à chaque fois. Il s’agit plus de travailler avec les ressources que les migrants nous apportent – sans jugement.
Les premiers migrants de l’Ukraine sont arrivés au Luxembourg début mars. Dans quel état psychologique étaient-ils, et comment cela a évolué ?
OS : Il y a trois temps au niveau du traumatisme. D’abord, tout ce qui est vécu dans le pays d’origine et qui peut être potentiellement traumatisant. Après c’est le parcours migratoire, ce qui arrive en route. Et puis finalement l’arrivée dans un pays différent, une nouvelle terre d’accueil, qui elle-aussi représente un choc. Les personnes arrivent avec tout ce bagage et réagissent différemment. Il y a ceux qui s’effondrent complètement les premiers jours. La fatigue et la vulnérabilité psychique ont été accumulées pendant un certain temps, et le fait d’avoir un toit au-dessus de la tête, d’avoir de la stabilité et du support et d’être en sécurité physique, le psychisme décompresse un peu. D’autres gens tiennent le coup, souvent parce qu’ils sont des chefs de famille qui doivent être forts, ou des mères qui arrivent seules qui doivent être vraiment fortes pour leurs enfants. Là, les troubles ont tendance à venir plutôt de façon somatique. On observe des maux de têtes, de ventre, des choses qui ne sont pas vraiment expliquées et qui ne partent pas avec le traitement. C’est le psychique qui parle, même si les personnes ne sont pas encore prêtes. En général, on voit tout le volet pathologique : des traumas, des dépressions, des troubles anxieux et des difficultés d’adaptation. Les premières personnes qui sont arrivées d’Ukraine étaient dans un état de choc inimaginable.
JC : Les gens passent par des différentes phases. Actuellement c’est d’abord le dispositif primo-accueil à Mondercange, puis aussi le Centre Creos à Mersch. Suite à cela, les réfugiés vont rester dans les foyers durables pour les procédures. On note qu’au début, il y a toujours de grosses urgences et demandes, que ce soit au niveau somatique ou psychique. En même temps, c’est une phase où les personnes sont occupées. Quand elles sont dans les foyers de longue durée et un peu plus posées, quand une routine s’est installée, des gens qui étaient stables au début peuvent commencer à montrer des symptômes. On leur propose différents types de thérapie, notamment l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing, ndlr), l’hypnose et le TRE (Tension and Trauma releasing, ndlr).
OS : Il y a évidemment aussi des migrants qui font preuve d’énormes ressources, qui s’adaptent très rapidement, apprennent la langue avec une vitesse impressionnante, et qui arrivent à dépasser ces traumas.
Comment expliquez-vous cette résilience ?
OS : C’est lié à différents facteurs. Des ressources psychologiques, leurs familles, leurs personnalités ou aussi un autre contexte de départ et d’arrivée.
JC : La raison pour laquelle la personne est partie change tout. Est-ce qu’elle était forcée, est-ce que c’était involontaire ? Quelqu’un qui part de son pays parce qu’il veut avoir une meilleure vie ailleurs, c’est complètement autre chose que quelqu’un qui n’a pas le choix et où ça représente une question de survie.
Une migration à cause d’une guerre représente une césure biographique. C’est lié à l’identité, à un sens d’appartenance profond qui est individuel, mais aussi collectif. Peut-on observer des différences entre les traumatismes purement personnels — comme par exemple de la violence subei au sein de la famille dans l’enfance — et ceux qui s’inscrivent dans un contexte historique collectif ?
OS : De par mon observation, les traumas collectifs vont devenir des traumas individuels et vice-versa. Ici, le contexte culturel joue un rôle. Les survivants du génocide au Rwanda, par exemple, ne parlent pas de traumatisme individuel. La loyauté et la légitimité qui s’imposent les amènent à ne pas mettre l’emphase sur le « moi ». Ils parlent en termes de peuple. Donc pour certaines cultures, les traumas individuels sont vécus de façon collective. En terme de discours, et au niveau de l’appartenance, c’est compliqué pour les gens de voir leur pays déchiré, de voir des clichés et des préjugés sur leur nation. Pour eux il y a une nécessité de rester fier de leur pays, tout en entendant ce qui se passe et en n’étant pas forcément d’accord. Souvent, il leur faut travailler la différence : À qui m’identifie-je ? Qu’est-ce que je veux garder de cette culture, et quelles sont les choses que je rejette ? Puis, chacun met un autre sens sur l’événement traumatique qui lui arrive. La signification que les gens donnent à leurs parcours est très personnelle.
JC : Un traumatisme reste un traumatisme, même si les facteurs ou symptômes divergent.
La guerre ne représente donc pas d’expérience universelle ?
OS : En terme psychique, ce serait enlever la subjectivité et le côté unique du ressenti, et on ne peut pas se permettre de faire ça. On ne peut pas dire que tous les réfugiés ont le même traumatisme.
Quelles différences avez-vous pu observer entre les crises de 2015 et celle d’aujourd’hui ?
OS : Par rapport aux personnes qui arrivent, il n’y en a pas vraiment. Pour tout le monde, leur vie change du jour au lendemain. Cette fois, la semaine du 17 février les patients étaient encore à l’école, en train de travailler dans leurs villes respectives, avant de devoir partir.
JC : Le fait qu’il y ait plus de femmes est plus médiatisé pour ce conflit. Mais les grands flux migratoires, par exemple ceux de la corne de l’Afrique, se caractérisent par un grand nombre de femmes, notamment pendant la guerre en Érythrée. Elles ont toujours été là.
Quand on parle de guerre, on parle aussi de problèmes long-terme comme le SSPT, syndrome de stress post-traumatique.
OS : Il est important de distinguer le SSPT et le trauma des états de stress aigus. Dans les premières semaines, toute personne exposée à un événement potentiellement traumatisant va se retrouver dans cet état. Si après les quatre semaines les symptômes subsistent, on parle de trauma. Avant, c’est une réaction normale à une situation hors du normal. Même principe, mais cela se chronicise.
Les symptômes d’un stress aigu sont similaires au SSPT, à savoir des troubles du sommeil ou de concentration, de l’agitation ou des maux de tête, mais ils diminuent avec le temps. Ici, on ne travaille pas avec une pose de diagnostic, on va plutôt à la rencontre de la personne. Parfois le diagnostic peut soulager, mais on n’est pas dans cette optique.
Environ combien de gens développent des traumatismes ?
OS : Quand on gratte un peu, on perçoit des symptômes, mais les personnes fonctionnent ; elles ont un seuil différent. Dans la littérature on parle de plus de la moitié. Les gens ne viennent pas nécessairement en consultation, mais ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas les symptômes ou la souffrance.
JC : Ça dépend aussi comment les personnes se perçoivent elles-mêmes. On peut dire qu’on a mal à la tête, et que ça n’a rien à voir avec le psychisme. Et comment voient-ils le rôle du psychologue ? Dans certaines langues on n’a même pas de mot pour définir ce métier. Psychiatre et psychologue, tout se confond. Il y a des personnes qui disent : « Je ne suis pas fou, je n’ai pas besoin de vous voir ». Le terme d’infirmière passe mieux, ça permet de trouver une certaine ouverture.
À travers les réseaux sociaux et les médias nous sommes confrontés beaucoup plus avec les images de guerre, récemment de Boutcha. D’un point de vue évolutionniste, nous ne sommes pas à même de digérer en direct les atrocités qui se passent partout dans le monde 24/7. Comment cela affecte-t-il nos états psychiques, et ceux de vos patients en particulier ?
OS : Ça les expose continuellement au traumatisme. Évidemment on ne peut pas les en empêcher, puisque c’est nécessaire. En ce qui concerne les images choquantes, ils ont vécu la même chose et ce n’est pas encore stabilisé dans leur psychisme, donc ça alimente le trauma. Pendant le soulèvement en Afghanistan, on avait des patients qui étaient déjà plus stabilisés, qui sont venus dans nos bureaux en disant qu’ils avaient vu des vidéos de Kaboul et tous les souvenirs sont revenus. Des mécanismes de défense permettent parfois d’oublier. Comme beaucoup d’entre nous, les réfugiés regardent les médias avant d’aller dormir. On leur conseille de lire, plutôt que de regarder des images et des vidéos.
JC : Le contact avec leurs familles à travers les réseaux sociaux est important. C’est un poids en moins de savoir que les proches sont en bonne santé. Après, ça donne aussi aux familles la possibilité de faire plus pression en ce qui concerne la recherche de travail ou le regroupement familial.
OS : Le sentiment d’impuissance est aussi très présent. Une façon de vaincre cette impuissance et de rester en contact.
Chaque jour, vous faites face à beaucoup de deuil. Comment prenez-vous soin de vous-mêmes ?
OS : Les relations dans l’équipe sont importantes. Dans les secteurs qui travaillent avec les migrants, les équipes sont très proches parce qu’elles vivent des choses très émouvantes ensemble. La règle de base est qu’on ne peut pas sauver, on n’est pas là pour ça. On doit mobiliser les ressources de nos patients. Quand on rentre chez nous, on mobilise les nôtres. Nous prenons aussi soin de nous avec des thérapeutes, ça fonctionne de manière circulaire. Personnellement, je préfère que ça me touche de cette manière dans mon quotidien au contact avec les gens, parce que j’ai l’impression de faire quelque chose.
JC : On apprend à prendre une certaine distance, tout en faisant preuve d’empathie. Quand je rentre à la maison, je me dis souvent wow, le monde est cruel, mais notre travail a un sens. On se réjouit des petits efforts et c’est passionnant.
OS : Travailler avec cette population, ce sont aussi des rencontres magnifiques et riches. Mon travail ici m’a aidé à relativiser beaucoup de choses dans ma vie personnelle – j’en tire beaucoup de leçons.