France

Le Front national se paie l’Europe

d'Lëtzebuerger Land vom 30.05.2014

On le savait depuis des mois, mais le soir des élections, quand les premiers chiffres des estimations s’affichent, c’est un choc : En effet, comme les sondages l’avaient présagé, le Front national peut désormais se targuer d’être le « premier parti de France » avec 25 pour cent des voix, loin devant les Gaullistes et conservateurs de l’UMP (à peine 21 pour cent) et surtout les Socialistes qui tombent en dessous de quartorze pour cent. C’est la défaite de ces deux partis qui ont depuis longtemps gouverné la France à tour de rôle qui donne à la victoire du FN sa vraie dimension.

Le lendemain du scrutin européen, les médias parlaient de « gifle », de « séisme », voire de « big bang ». Ces élections relèvent certes d’un caractère très particulier et se prêtent spécialement à un acte de défoulement de la part des citoyens déçus de la politique économique et remontés face à une UE lointaine et incompréhensible. Mais ça ne peut pas servir d’excuse. Selon plusieurs politologues, ce résultat du 25 mai marquera probablement un point de non-retour dans la politique française. Le FN lui-même parle d’une fin du bipartisme droite-gauche, et pense pouvoir disputer le pouvoir aux deux grandes familles politiques en France. Marine Le Pen est certaine d’être au deuxième tour des Présidentielles de 2017.

Dans ces résultats, il faut surtout mesurer le désarroi de toute une partie de la population qui n’a pas trouvé d’autre voie. Selon les enquêtes, 43 pour cent des ouvriers ont voté FN. Profondément déçus par la gauche, ils espèrent avant tout être entendus par ce cri d’alarme. Il existe aussi un fossé territorial en France. Le FN arrive premier dans 70 des 100 départements, avec 40 pour cent dans l’Aisne et 34 à 38 pour cent dans d’autres de ses nouveaux bastions dans le Nord. Avec de tels scores, le parti de Marine Le Pen pèsera différemment sur la politique. Elle demande la démission du gouvernement, la dissolution de l’Assemblée et des élections. Ce n’est pas envisageable, mais c’est une façon de clamer qu’il faut dorénavant compter avec le FN dans le débat. Si ce n’est dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, ce sera éventuellement dans la rue et dans les quartiers. Après avoir mené à bien son œuvre de « dédiabolisation » du parti de son père, Marine Le Pen radicalise à nouveau son discours et devient menaçante.

En envoyant un tiers des 74 députés européens français à Strasbourg, le FN essayera d’y former un groupe parlementaire avec d’autres forces eurosceptiques de la droite populiste comme le FPÖ autrichien et le PVV hollandais notamment. Cette poussée europhobe commence déjà à changer l’image de la France en Europe. Elle risque aussi de réduire sensiblement son influence et son poids politique, tout particulièrement dans la coopération franco-allemande. La chancelière Merkel a trouvé des mots de compassion pour ce Président français très affaibli par deux défaites électorales consécutives.

C’est le Président François Hollande lui-même qui parle d’un « seuil franchi » et de la nécessité de tirer « toutes les leçons » de ce flagrant désaveu que l’électorat adresse à ce mal-aimé pouvoir en place, et largement au système politique et à la classe politique qui n’a pas trouvé la solution miracle pour faire sortir la France de la crise. Rien de plus normal qu’un quart des votants veuille exprimer son ras-le-bol contre une politique d’austérité qui lui demande de plus en plus de sacrifices. À la télévision, au lendemain du scrutin, Hollande a courageusement affronté cette opinion publique hostile. Il annonce qu’il va continuer sa politique. Que peut-il faire d’autre ? Entamer un nouveau tournant, cette fois à gauche toute, comme le demandent les Socialistes de l’aile gauche du parti ? Ou bien démissionner et tourner le dos à ces ingrats de Français comme le fit le Général en 1969 ?

Hollande s’accroche à la légitimité que lui confère l’élection pour un mandat de cinq ans. Il va donc continuer sur sa ligne tout en promettant à ses compatriotes sceptiques qu’il essaye de « réorienter » une Europe qui visiblement ne correspond pas à leur attente. Le drame de cet homme politique, c’est qu’il a tout misé sur une reprise économique rapide qui lui aurait permis de présenter une baisse du chômage comme son succès principal. Cependant, le nombre des sans-emploi ne cesse de grimper, sans que Hollande n’y puisse grand-chose, et cela devient logiquement le principal reproche que lui font les Français.

Les Européennes ont changé la face politique de la France. Elles ont dévoilé l’absence de projets et révélé l’incapacité des partis dits traditionnels d’expliquer leur vision pour la France et l’Europe s’ils en ont une. Le FN par contre peut miser encore longtemps sur ce vide pour se renforcer si les forces démocratiques en France ne sont pas capables de défendre les valeurs de la République contre cette extrême-droite réactionnaire qui ne cesse d’attiser les peurs et de faire miroiter qu’un hypothétique retour en arrière serait un projet d’avenir.

Rudolf Balmer
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