Karine Reuter devant la justice pénale dans une (nouvelle) affaire d’abus de faiblesse

Trou d’air chez la notaire

Karine Reuter mardi après-midi devant la salle d’audience du tribunal correctionnel
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 20.12.2024

La septième chambre du tribunal de Luxembourg, présidée par Stéphane Maas, a audiencé cette semaine une affaire de suspicion d’abus de faiblesse un peu particulière. En plus des deux prévenus, Francisco et Tonino, soupçonnés d’avoir « plumé » (selon les termes du substitut) une personne âgée, figurait sur le banc des accusés une notaire à la notoriété bien établie, Karine Reuter (par ailleurs président du Racing Luxembourg). Une particularité qui tient à une absence de vigilance certaine en son étude. Aux juges d’établir si elle constitue une infraction pénale, en l’espèce à un manquement à ses obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

L’affaire au fond oppose un résident de Schweich en Allemagne (près de Trèves), Heinrich, à Francisco et Tonino. Le premier accuse les deux autres d’avoir essayé de l’arnaquer en lui achetant sa maison rue de Neudorf 200 000 euros alors qu’elle en vaut plus de 820 000 selon un expert. Les faits remontent à fin 2020 et au décès de celui qui s’occupait de la gestion du bien qu’Heinrich avait acheté dans les années 1970. Heinrich a alors contacté Francisco, dont la belle-mère louait un des cinq appartements de la maison, pour lui proposer la cession de ce bien. Francisco a alors appelé Tonino, agent immobilier, pour l’associer à l’affaire. Tous deux se sont rendus illico, le 18 janvier 2021, au domicile d’Heinrich à Schweich avec en main un compromis rédigé en français alors que le vendeur, une personne âgée de 78 ans, ne parle que l’allemand. Le vendeur aurait proposé 200 000 euros. Les acheteurs, seuls présents dans la pièce (l’épouse d’Heinrich se trouvant dans la cuisine adjacente) prétendent avoir proposé davantage. Mais la somme de 200 000 euros a été retenue dans le compromis signé ce jour par les parties. Francisco et Tonino se sont ensuite tournés vers le notaire Jean-Paul Meyers. L’intéressé, témoin entendu lundi, a réagi face au prix de vente extrêmement bas et a appelé le vendeur. « Il m’a dit ne plus vouloir vendre à ce prix et avoir contacté un avocat », explique le notaire à l’audience. Jean-Paul Meyers n’a donc pas organisé la réunion pour l’acte et a considéré qu’il n’interviendrait pas.

Francisco a alors fait jouer ses relations pour trouver un autre notaire. Il s’est tourné vers Patrick Olm, qu’il connaît « du football » (à Walferdange et Steinsel), clerc de notaire chez Karine Reuter (mais aussi candidat en 2023 sur les listes de Liberté-Fraïheet, le parti de Roy Reding, mari de la notaire). À l’étude le 23 février, ils ont fait envoyer à Heinrich une « sommation de passer acte », « une assignation à comparaître qui aurait valeur d’acte notarié », fait valoir mardi l’avocate de la partie civile, Isabelle Genez. La mandataire de la victime souligne le caractère intimidant d’une telle démarche pour un homme à l’état psychologique fragile. Heinrich est placé sous curatelle depuis mai 2022. Lundi, son épouse a souligné sa faiblesse à l’époque des faits, la victime ayant subi pas moins de cinq opérations avec anesthésie en 2020.

Mardi, le juge Maas a tenté de lever les zones d’ombre. « Pourquoi avez-vous fait appel à Tonino ? – Je n’avais pas les liquidités pour acheter », a répondu Francisco. « Vous ne pouviez pas faire un emprunt auprès d’une banque ? – Elle aurait sans doute fait une déclaration de soupçon », intercepte le substitut principal Laurent Seck qui reproche justement aux services de Karine Reuter de ne pas avoir signalé de soupçon à la Cellule de renseignement financier (CRF), en charge de la lutte contre le blanchiment d’argent.

Les questions et remarques du président de l’audience face aux prévenus masculins sont parfois formulées de manière agressive « Mais après ? Quoi ? Vous auriez été propriétaire d’une moitié de maison à Neudorf sans dépenser le moindre franc? », demande le juge à Francisco. Puis, suite une incompréhension de l’accusé, il crie sa remarque dans le micro si bien que les enceintes saturent. A contrario, le juge Maas se montre plus confraternel avec l’accusée Reuter (ancienne avocate et magistrate) et sa représentante Lydie Lorang. Tous s’entendent ainsi. Les vendeurs seraient libres de vendre au prix qu’ils veulent et il ne serait pas interdit de faire des bonnes affaires.

Sauf que le substitut du procureur, Laurent Seck, reproche à la notaire d’avoir « passé la patate (la sommation de passer acte, ndlr) au tribunal sans avoir remarqué qu’elle était chaude ». « La même obligation (de déclaration de soupçon, ndlr) revenait à Maître Meyers. On juge à la tête du client », relève Lydie Lorang. « Maître Reuter a accompli un acte positif en plus », rétorque le substitut. « Sans aucune conséquence », fait à son tour valoir l’avocate puisque le vendeur a porté plainte entretemps. Et le juge Maas d’abonder : « Si Maître Meyers avait dénoncé, Maître Reuter ne serait pas là ». Laurent Seck conclut en rappelant que l’opportunité des poursuites lui revient. Il reproche ainsi à Francisco et Tonino d’avoir « agi de concert » pour priver Heinrich, qui vit d’une petite retraite, et sa famille, d’une partie significative de son patrimoine. Une personne vulnérable donc. « C’est comme si vous aviez marché dans le parc devant la fondation Pescatore et proposé à ses résidents de signer des dons », a imagé le substitut principal avant de requérir trois ans de prison, avec sursis si les deux prévenus abandonnent leurs vues sur la maison, encore défendues au civil. Laurent Seck voit en outre la sommation de passer acte comme « l’outil » permettant d’accomplir l’abus de faiblesse et requiert 20 000 euros d’amende contre la notaire, qui « doit savoir ce qu’il se passe dans son étude ». Le prononcé est prévu le 6 février.

Karine Reuter avait déjà été appelée à la barre fin 2022 dans une autre affaire d’abus de faiblesse : un petit-fils avait fait vendre, via son étude, la maison de son grand-père sous curatelle. Elle avait alors été entendue en tant que témoin. À la rubrique « Notaire, pour quoi faire ? » sur le site internet de la chambre professionnelle (très peu alimenté puisqu’il n’y a jamais eu aucune actualité à la rubrique « actualités ») on lit que le notaire « conseillera de façon neutre toutes les parties et veillera à ce que le contenu de son acte reproduise très exactement la commune volonté de toutes les parties concernées, tout en étant conforme à la loi ».

Le 2 mai dernier, la présidente de la Chambre des notaires, Martine Schaeffer a fait aveu de manquement à la loi anti-blanchiment et dû payer 70 000 euros d’amende. Elle avait assisté pendant des années des Azerbaïdjanais dans leurs transactions via le Luxembourg alors que le protagoniste, qu’elle côtoyait, était cité dans une affaire de détournement massif de l’International Bank of Azerbaïdjan. Martine Schaeffer a fait l’objet d’une instruction disciplinaire, mais son dénouement n’est pas rendu public. Interrogée par le Land, l’autorité de régulation de la profession, la Chambre des notaires, informe qu’Édouard Delosch occupe maintenant la présidence.

Martine Schaeffer siège (a priori) toujours au Comité (sous l’égide du ministère de la Justice)de prévention du blanchiment et du financement du terrorisme puisqu’aucun règlement n’a notifié son remplacement (et alors que le dit comité est inséré à la loi anti-blanchiment depuis la semaine dernière). La dernière mention de Martine Schaeffer au Journal officiel date du 8 février de cette année : la notaire est nommée membre effectif de la commission d’examen de fin de stage des candidats notaires pour une durée de trois ans. Pour rappel, les notaires ont longtemps été frileux pour déclarer leurs soupçons. De 2010 à 2018, il y avait en moyenne deux signalements par an de la part des 36 notaires. Les chiffres ont explosé ensuite (autour de cinquante signalements) après de gros efforts de sensibilisation de la part de la CRF. Son rapport fait état de 87 activités suspectes et treize transactions suspectes signalées par les notaires en 2023.

Pierre Sorlut
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