Au Luxembourg les féminicides n’existeraient pas. Ou, du moins, l’État ne les définit pas comme tels, puisque les féminicides ne figurent pas dans le Code pénal. Même le site violence.lu, conçu pour les victimes, auteurs et témoins de violences, n’en fait pas mention. L’ONU qualifie, elle, les féminicides comme la manifestation la plus extrême des violences fondées sur le genre. L’organisation alerte sur leur résurgence globale. Constitue un féminicide le meurtre d’une femme ou d’une fille parce qu’elle est une femme. Mais l’ampleur du fléau au niveau européen est invisibilisé par le manque de données officielles.
Pour lutter contre cette invisibilisation des féminicides, les mouvements féministes luxembourgeois revendiquent leur l’inscription dans le Code pénal. La directrice politique du Conseil national des femmes du Luxembourg (CNFL), Gabrielle Antar, estime que la « mise en place d’un outil législatif permettrait à la fois de nommer le problème, de recenser des chiffres et d’améliorer la prévention ». Actuellement, les tentatives de recensement ne se font qu’en fouillant les articles de presse sur les violences domestiques et les homicides. Les organes de presse identifient rarement les féminicides en tant que tels.
Le European Insitute for Gender Equality reconnaît la nécessité de médiatiser les féminicides, mais avertit sur l’impact négatif de la façon dont le sujet peut-être traité dans les médias. D’un côté il y a les filles et les femmes tuées, victimes directes. La mort de ces femmes devient un spectacle macabre qui les déshumanise. D’autre part, les proches de ces femmes sont confrontés à une médiatisation sensationnaliste qui complique leur processus de deuil. Au CNFL, on estime que cette médiatisation des féminicides les réduits à des faits divers et contribue ainsi à leur banalisation. Gabrielle Antar cite un article paru chez rtl.lu en septembre 2024 qui porte sur le meurtre d’une femme et de deux enfants, commis par le conjoint/père, à Mormant en France. Selon l’article, l’homme aurait « pété les plombs », expression qui dévie l’attention de la victime à l’aggresseur.
Le ministère de la Justice explique au Land que le gouvernement luxembourgeois s’engage à travers l’accord de coalition 2023-2028 à évaluer l’application de la loi actuelle qui permettrait la poursuite du féminicide. « Même si le terme ‘féminicide’ n’est pas repris dans le Code pénal luxembourgeois, l’infraction en tant que telle y est prévue ». Une circonstance aggravante générale peut s’appliquer pour les « crimes et délits commis en raison d’un mobile fondé sur un motif de discrimination (y inclus le sexe) prévu à l’article 454 du Code pénal ». Ainsi les juridictions pourraient « tenir compte du fait qu’une personne a été tuée ou blessée en raison de son sexe et prononcer une peine plus grave ». Le ministère de la Justice considère donc comme « redondante » l’introduction du féminicide dans un article distinct du Code pénal. D’ailleurs, dans sa réponse à une question parlementaire, la ministre de l’Égalité des genres et de la Diversité, Yuriko Backes (DP), soulignait en mai dernier que le dispositif légal actuel « respecte l’égalité de traitement en n’introduisant aucune hiérarchisation entre les 18 motifs de discriminations reconnus au Luxembourg », dont le sexe, la couleur de peau, ou l’appartenance, vraie ou supposée, à une religion déterminée.
Marina Anastasilaki, experte en matière de droits de l’Homme, souligne, elle, l’importance sociojuridique de la criminalisation du féminicide. L’absence de différentiation catégorique ente l’homicide et le féminicide présupposerait l’existence d’une société égale en matière de genres. Alors que « tout n’est pas égal », rappelle l’experte. « Les femmes sont tuées parce qu’elle sont des femmes et la societé compromet ainsi le droit à la vie des femmes », poursuit-elle. L’inscription du féminicide ne serait donc pas une hiérarchisation des discrimination au sein de l’homicide. Ce serait la qualification d’un crime à part, marqué par une intention particulière, celle de donner la mort à une femme ou une fille en raison de son genre (perçu).
Selon Anastasilaki, la preuve d’une intention de meurtre fondée sur le genre nécessite une compréhension du caractère patriarcal de la société. C’est à dire, « des ressentis sociaux de dominance et de possession sur les femmes et leurs corps, qui normalisent et acceptent les violences fondées sur le genre comme faisant partie intégrale de la vie ». Pour que les enquêtes sur les féminicides aboutissent, il faudrait, selon elle, s’intéresser au comportement, aux convictions et à l’environnement des auteurs de crimes. Ceci nécessiterait une formation obligatoire pour tous les intervenants dans les enquêtes et les procédures judiciaires : agents de police, médecins légistes, procureurs, juges, etc. Mais, « pas besoin de réinventer la roue », continue Anastasilaki. Depuis la première inscription du féminicide dans un Code pénal, au Costa Rica en 2007, plusieurs pays ont suivi l’exemple, dont certains États membres de l’UE. Chypre a introduit le féminicide dans son Code pénal en 2022, la Croatie a suivi en 2024. Ainsi des ressources pour instaurer une perspective genrée dans les enquêtes existent déjà et pourraient inspirer les légistes luxembourgeois.
Gabrielle Antar du CNFL souligne que les féminicides s’inscrivent souvent dans des contextes de violences existants et que les auteurs émanent souvent du cercle intime des victimes. Étant donné que ces violences, dont les violences domestiques et conjugales, se manifestent souvent par des abus physiques, sexuels, psychologiques et financiers, les preuves peuvent être difficiles à apporter. Cela devrait être pris en compte dans les procédures judiciaires.
En 2022, le collectif « Collages Féminicides Lux » a placardé « Seule ma mort sera une preuve suffisante » sur un mur du centre-ville à Luxembourg. Les colleuses expliquent au Land que « ce message dénonce le fait que pour beaucoup de femmes, les plaintes contre les agresseurs, parfois suivies de procédures d’éloignement, ne suffisent pas pour mettre fin aux violences ». En effet, beaucoup de féminicides sont précédés par des plaintes pour coups et blessures. Au sujet des menaces que peuvent subir les femmes, le collectif observe que « les paroles des victimes restent sans importance et ne sont pas prises au sérieux, certainement quand leurs agresseurs disposent de prestige dans la société ». Les colleuses veulent donc alerter les personnes aux violences fondées sur le genre et inciter le débat « sur ces sujets mis sous le tapis, dont on n’aime pas parler ou qui sont tabous ».
La réaction aux collages du collectif, qui « sont vites arrachés et saccagés ou déformés », illustre aux yeux des colleuses un problème sociétal. C’est « l’aspect structurel et systémique » des violences faites aux femmes, auxquelles la société entière participerait, de manière consciente ou inconsciente. La dénonciation de cet aspect systémique serait d‘ailleurs une raison phare pour intervenir dans l’espace public, « on veut que l’espace public appartienne aussi aux femmes et aux minorités de genre ». Il est alors indispensable de nommer ces violences fondées sur le genre et de leur donner une dimension pénale.