Nouveau gouvernement

Des géants et des nains

d'Lëtzebuerger Land vom 23.07.2009

Mardi matin déjà, les premières lettres sont parties. Des agriculteurs furieux de tout le pays ont pris leurs cartes de membre, les ont soigneusement mis sous couvert et les ont renvoyées au CSV. Ils se sentent trahis par le parti que traditionnellement, ils soutenaient tout naturellement, largement avant le DP – qui devait cette popularité dans le Nord rural à son candidat agriculteur Charles Goerens – et l’ADR, le parti de Robert Mehlen, l’anti-Centrale paysanne. Déjà qu’après le départ de ces deux agriculteurs, l’un à Strasbourg, l’autre n’ayant plus été élu, la profession n’a plus de représentant au Parlement, mais en plus, après un siècle de règne CSV au ministère (avec un bref interlude DP), voilà que le formateur et Premier ministre Jean-Claude Juncker annonce que le ressort sera désormais aux mains des socialistes – les agriculteurs en ignorent la raison. 

Ne se sentant guère proche du parti socialiste, ils s’estiment abandonnés par « le chef » à un moment crucial pour toute une profession. « J’étais dégoûté quand j’ai appris ça à la radio ce matin, » disait un des leurs, le seul qui osait prendre la parole lors du congrès exraordinaire du parti lundi soir. L’office des statistiques du gouvernement, Statec, vient de publier les résultats du dernier recensement agricole, qui confirme que, entre 2007 et 2008, 35 exploitations agri­coles ont disparu, le secteur comptant encore 2 268 exploitations, c’est tout un électorat en peau de chagrin. Une lecture que le Premier ministre n’est pas prêt à accepter : « Nous restons le parti de l’agricul-ture, » scanda-t-il devant les militants, et qu’il s’engage personnellement à défendre leurs intérêts à Bruxelles, que d’ailleurs à cause de la politique agricole, il s’était fritté avec Tony Blair à l’époque, « et cela ne va pas me servir dans les prochains mois... »

Jean-Claude Juncker est l’artisan de ce gouvernement, le quatrième qu’il a eu à former depuis 1995. Comme après chaque scrutin, il a essayé de faire quelques adaptations, mais les mouvements sont de moins en moins révolutionnaires. Plus de ministres très jeunes, comme Michel Wolter en 1995, à 33 ans, de nouveaux ministères revendiqués par l’opposition, comme la promotion féminine (1995), ou de ministres pas ou prou élus mais choisis pour leur compétence (Nicolas Schmit, LSAP, et Jean-Louis Schiltz, 2004). Les trois nouvelles nominations, Marco Schank (CSV) et Romain Schneider (LSAP) au Nord et Françoise Hetto (CSV) à l’Est correspondent tout simplement aux résultats du scrutin, ce sont les premiers ou deuxièmes sur les listes selon les circonscriptions où les deux partis ont progressé. 

« J’aurais voulu garder l’Agriculture et l’intégrer, avec l’Énergie, dans le nouveau grand ministère du Développe­ment durable, expliqua le formateur lundi. Mais ‘eux’ n’ont pas voulu... Alors il a fallu lâcher ces ressorts pour pouvoir réaliser ce super-ministère ». « Eux », ce sont les socialistes, qui ont dû se battre avec l’énergie du désespoir pour ne pas perdre trop de pouvoir dans cette réédition de la coalition de 2004, pour qu’on ne se rende pas compte que le roi est nu. C’est pourquoi, dès le début des discussions, ils ont insisté à garder le même nombre de mandataires dans la coalition, et cela bien que le CSV ait gagné deux sièges (à 26) et que eux en aient perdu un (à treize). Si le LSAP garde donc six ministres, qui sont tous désormais titulaires à part entière – et non plus « délégués », comme Nicolas Schmit aux Affaires étrangères et à l’Immigration lors de la précédente législature – le CSV ne pouvait pas en perdre. Donc neuf postes lui reviennent, mais celui d’Octavie Modert progresse du statut de secrétaire d’État vers ministre, avec toutefois des ressorts sensiblement comparables (notamment la Culture). 

« Les gens n’auraient pas compris qu’en temps de crise, alors que des restrictions budgétaires s’imposent dans tous les domaines, nous augmentions le nombre de mandataires au gouvernement, » avait expliqué Jean-Claude Juncker dans une interview. Samedi dernier, le président du LSAP Alex Bodry avait déjà laissé entendre, sur sa page Facebook, que quatre ministères allaient changer de groupe politique : ce sont donc l’Agriculture et le Travail, que le LSAP hérite du CSV, alors que l’Environnement et les Transports, anciens ressorts de Lucien Lux, qui ne fera plus partie du gouvernement, vont du LSAP au CSV. Le « super-minis-tère » du Développement durable, qui regroupera aussi l’Aménagement du territoire (anciennement attaché au ministère de l’Intérieur) et les Travaux publics, sous la gestion de Claude Wiseler, est la grande innovation de ce nouveau gouvernement, celle dont le Premier ministre est le plus fier aussi. Le très rigoureux Claude Wiseler, connu pour son extrême prudence dans la gestion des deniers publics et la prise de décision dans le respect des institutions – à lui le projet foireux du tramways –, sera assisté par Marco Schank en tant que ministre délégué à l’Aménagement du territoire et à l’Environnement. Le regroupement de plusieurs portefeuilles sous la responsabilité d’un seul ministre doit permettre d’accélérer les chantiers et les procédures. 

Les réformes administratives, avec la promesse d’en arriver à une accélération grâce à la simplification, sont une des doléances persistantes des organisations patronales, que ce soit dans les réunions du comité tripartite ou dans le cadre de la campagne électorale. Jean-Claude Juncker décrète donc qu’il supervisera lui-même ce processus de réforme, « parce qu’il faut souvent arbitrer entre les différents ministères dans ce domaine », en rattachant la Simplification administrative au ministère d’État. Octavie Modert y sera ministre déléguée. Mais cette semaine, personne ne savait encore exactement ce que cette cellule comportera, si par exemple les efforts réalisés dans le cadre de ce que fut jadis eLëtzebuerg, comme le guichet unique, y seront rattachés ou pas.

Le LSAP aurait bien vu un deuxième super-ministère, regroupant toutes les compétences économiques sous un même ministre – donc, à côté de l’actuel portefeuille de Jeannot Krecké, Économie et Commerce extérieur, aussi les Classes moyennes – mais il était illusoire de croire que le CSV allait lâcher un électorat aussi im­portant. La nomination de Françoise Hetto, ancienne animatrice de RTL Radio Lëtzebuerg, qui a fait une carrière fulgurante en cinq ans, députée depuis 2004 et maire de Junglinster depuis deux ans, fut une des surprises de la présentation de la nouvelle équipe lundi. Elle n’était pas dans les starting-blocks pour ce poste et affirmait aimer sa commune avant tout – mais le formateur en a décidé autrement, elle ne connaissait son sort que depuis quelques heures lorsque les militants l’applaudirent avec autant d’enthousiasme que pour ses pairs le soir. Outre les Classes moyennes, elle gérera également le Tourisme, qu’elle hérite aussi de Fernand Boden, et l’Égalité des chances, ancien domaine de Marie-Josée Jacobs.

Les ministres ont besoin de leurs fonctionnaires, chaque mandataire a placé ou soutenu ses hommes et femmes de confiance dans ses ministères. Il se pourrait donc que les hauts fonctionnaires qui perdent leur ministre doivent partir aussi – à l’Environnement, aux Transports, au Tourisme, au Loge­ment, à l’Agriculture ou à l’Aménagement du territoire, par exemple –, mais les départs de hauts fonctionnaires comme Mill Majerus à la Famille (élu député CSV) ou Georges Schmit à l’Économie (en partance pour un poste de consul aux États-Unis) entraînent aussi des réorganisations considérables de ces ministères. Les ministres de ces deux ressorts toutefois restent inchangés (Marie-Josée Jacobs, CSV, et Jeannot Krecké, LSAP).

Tout en affirmant vouloir rester modeste malgré son excellent score du 7 juin (38,60 pour cent des suffrages), le CSV aime à souligner, devant ses militants, que la répartition des postes comprend non seulement les neuf portefeuilles ministériels, mais aussi le Commissaire luxembourgeois à Bruxelles et le poste du président du Parlement. Pour le premier, le Premier ministre a confirmé la nomination de Viviane Reding à la candidature pour sa propre succession. Laurent Mosar, quatrième aux urnes au Centre et candidat malheureux à un poste de ministre en 2004 et à celui de maire de la capitale un an plus tard, pourra enfin accéder à un poste de pouvoir en se voyant proposer la présidence de la Chambre des députés, nomination qui devrait être avalisée mardi. L’ancien président, Lucien Weiler, reviendra au Marché-aux-Her­bes en tant que simple député ; on entend qu’il pourrait succéder à Marc Fischbach an tant que médiateur.

L’annonce de Michel Wolter, ancien ministre de 1995 à 2004 (il avait demandé de quitter le gouvernement à l’époque déjà) et président du groupe parlementaire CSV entre 2004 et 2009, de ne plus vouloir assumer cette charge, a elle aussi bousculé la formation du nouveau gouvernement. Selon leurs propres dires, Jean-Claude Juncker et l’ancienne shooting star du gouvernement, Jean-Louis Schiltz (Coopération, Défense, Communica­tions) auraient convenu que ce dernier prendrait la relève dans la gestion d’un groupe parlementaire de 24 personnalités des plus différentes, qu’il faut sans cesse rallier à la cause commune (voir page 5). Ses anciens portefeuilles ont dû être redistribués : Marie-Josée Jacobs reprend la Coopé­ration, François Biltgen les Médias, Jean-Marie Halsdorf la Défense. 

Les conséquences de la crise économique et financière dominant toutes les politiques de la prochaine législature, Luc Frieden se voit attribuer toute la responsabilité budgétaire et financière, avec toute la politique fiscale et celle de la place financière, et rien que cela, l’ancien ministre des Finances durant vingt ans, Jean-Claude Juncker ne gardant que le ressort du Trésor, entre autres afin de pouvoir continuer à présider l’Eurogroupe. Le juriste et ancien avocat à la Cour François Biltgen le remplacera à la Justice, où il espère pouvoir réaliser des réformes sociétales et trancher des questions d’éthique. La Police quitte ce ministère pour être rattachée au ministère de l’Intérieur de Jean-Marie Halsdorf. Déchargé du ministère du Travail, François Biltgen assumera désormais seul la responsabilité au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche – alors qu’Octavie Modert deviendra ministre de la Culture, ressort autonome –, et reviendra à celui des Communi­ca­tions et des médias.

Le CSV ne semble pas avoir tenu rigueur à son président pour son mauvais score électoral personnel. Ou peut-être que si : son cinquième portefeuille – empoisonné ? – est celui de la Fonction publique, qu’il reprend de Claude Wiseler, avec Octavie Modert en tant que ministre déléguée. Ils auront surtout à gérer la réforme des salaires, avec des négociations qui s’annoncent déjà houleuses sur les salaires d’entrée à la fonction publique. La CGFP, majoritaire dans le secteur, est sur le qui-vive et s’inquiète de voir cette majorité toucher aux acquis sociaux. En prenant la succession de Fernand Boden au ministère du Logement, Marco Schank, deuxième nouveau ministre CSV, aura comme principale charge de trouver des solutions à la pénurie dramatique de logements. 

« Il y a 33 ressorts différents dans ce gouvernement. Sur ces 33, le CSV en gère 23, » s’était enorgueilli Jean-Claude Juncker à Hespérange. Au même moment à Bonnevoie, le président du LSAP, Alex Bodry, et le président de la délégation de négociation dans le cadre de cette coalition et tête de liste aux élections, Jean Asselborn, essayaient d’expliquer à leurs militants à eux, nettement plus sceptiques que ceux du CSV, que non, ils ne s’étaient pas fait arnaquer (voir page 2). Leurs principaux ministres, Jean Asselborn, Jeannot Krecké, Mady Delvaux et Mars di Bartolomeo gardent quasiment le statu quo aux Affaires étrangères, à l’Économie, à l’Éducation nationale et à la Sécurité sociale et la Santé. Seul Nicolas Schmit, élu pour la première fois, se voit attribuer un nouveau ressort, le Travail, qu’il affirme vouloir attaquer avec énergie et pugnacité. 

Lucien Lux, grand perdant au Sud, quitte le gouvernement pour devenir président du groupe parlementaire LSAP. Le secrétaire du parti, Romain Schneider, élu du Nord, est nommé ministre de l’Agriculture et des Sports – ressort qu’il a repris de l’ancien professeur de sports Jeannot Krecké, qui affirme ne l’abandonner qu’à contrecœur. (D’ailleurs, ce n’est certainement pas un hasard qu’en pleine frénésie pour les frères Schleck, cet accord de coalition ait été signé et présenté un jour de relâche du Tour de France).Malgré ces quelques remaniements structurels, parfois plus, parfois moins importants, le gouvernement qui était assermenté hier par le grand-duc et présentera son programme de coalition mercredi prochain à la Chambre des députés, manque ostensiblement de punch. Les trois nouveaux ministres sont des quinquas (ou presque), députés-maires plus ou moins chevronnés – décidément, Jacques Santer et Pierre Werner avaient eu nettement plus de courage en nommant le jeune Jean-Claude Juncker, même pas élu, secrétaire d’État au Travail et à la Sécurité sociale à la veille de son 28e anniversaire, en 1982. Il avait quarante ans quand il devenait Premier ministre. 

Les présentations des mandataires et de l’accord étaient dominés par le thème de la responsabilité en temps de crise plutôt que par de l’enthousiasme pour conquérir de nouveaux horizons ou dresser des visions d’avenir. Or, davantage encore que le CSV – toujours en attente du départ de Jean-Claude Juncker vers un hypothétique poste européen –, c’est le LSAP qui donne une impression de fin de règne. À l’image du DP il y a cinq ans, les mandataires actuels semblent être la dernière génération, ça manque de sang frais et d’esprit révolutionnaire. Il se pourrait que ceux des militants qui s’inquiètent que les socialistes payent la rançon du pouvoir d’ici 2014 n’aient pas tout à fait tort. 

josée hansen
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