Détaillants et grandes enseignes leur courent après, mais nos ados font ce qu’ils veulent avec l’argent qu’on leur donne

Insaisissable génération Z

Les soldes donnent une occasion de plus à la jeunesse, souvent dorée, de la capitale pour faire leurs emplettes. Ici au centre c
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 24.01.2020

« Le midi ils courent vers les jeux vidéos en démonstration, mais ils n’achètent pas grand chose, non, sinon des trucs à manger là-bas », explique l’hôtesse de vente d’Auchan Cloche d’or en désignant le rayon frais un peu plus loin. Les élèves du lycée Vauban voisin déboulent régulièrement à la pause déjeuner ou après les cours, nous dit-elle. Ils flânent dans les rayons. Les jeux vidéo sont achalandés au fond du magasin. Mais, ce vendredi en fin de matinée, on y retrouve plus de jeunes auditeurs (Deloitte et PwC siègent à côté) que de lycéens. Des bandes dessinées sélectionnées sont mises à l’honneur dans l’allée. On peut consulter dans l’espace de démonstration (show-casing). Mais c’est la sortie du jeu Dragon Ball Z Kakarot qui crée l’événement en cette fin de semaine avec une petite dizaine de consoles, Playstation 4 et Switch, installées pour les amateurs. Les lycéens font figure de cible privilégiée. Pas sûr néanmoins de les attraper.

Les adolescents représentent un groupe d’intérêt considérable pour marques et distributeurs. Pas tant pour leur poids démographique. Ils ne sont que 32 000 entre dix et 19 ans et ne pèsent que 10,5 pour cent de la population. Surtout pour leur pouvoir d’achat… ou de faire acheter par ses parents. L’ado est un consommateur aux aspirations contradictoires : en quête d’autonomie et en proie aux dépendances, volatile mais fidèle, en quête d’authenticité et suiveur… Élodie Gentina, dans son ouvrage Marketing et génération Z (Dunod, 2016), étale les paradoxes dans une compilation des travaux réalisés en sciences sociales et en sciences cognitives. On apprend (ou réapprend) que les après-midis shopping sont des instants de socialisation éminemment constructeurs pour ces ados. Ils s’y éduquent à l’achat, découvrent leur autonomie, confrontent leurs attentes aux ressources, s’inscrivent dans une communauté, un milieu social.

Malheureusement, l’institut national de la statistique ne renseigne pas sur les habitudes de consommation des adolescents, pas plus que le Liser, centre de recherche en sciences sociales lui aussi assez pauvre en la matière. Deux sœurs de douze et quatorze ans, Laurence et Camille1, élèves d’un lycée du centre-ville, confirment par l’exemple la tradition du vendredi à arpenter les artères commerciales de la Ville-Haute ou la galerie de la Cloche d’or (plus facile d’accès que celle de Belle-Étoile ou de City Concorde, nous disent-elles). L’habillement constituerait le plus gros poste budgétaire des ados, « même les garçons ». Avec ses amies, Camille s’arrête dans « toutes » les boutiques. Elles n’achètent pas dans chacune d’entre elles, mais les shopping buddies finissent l’après-midi sans coup férir avec un nouvel habit en poche. La règle, c’est qu’il porte la griffe d’un grand couturier ou d’une marque estimée. Même si « Zara, ça passe de temps en temps ». Comme chez les grands, les modes des ados vont et viennent. Cette saison, le must, nous explique-t-on, c’est le Parajumpers/PJS. Une doudoune en nylon avec une capuche fourrée à 1 000 euros. Selon le récit opportunément fourni (puisqu’il en faut un aujourd’hui pour justifier le prix) par l’entreprise Ape & Partners (manufacture italienne connue pour travailler avec Apparel), le designer de la marque se serait inspiré d’une rencontre avec un membre d’un escadron de l’armée de l’air de l’Alaska dans un bar malfamé à Anchorage pour dessiner ce manteau dur au froid. Puis il y a la marque Supreme, du streetwear new-yorkais pas donné qui plaît à toute une communauté.

« C’est la tendance. Quand elle arrive à terme, on passe à autre chose », analyse Camille d’un ton critique. Sa sœur abonde. « Généralement quand un élève veut quelque chose, il lui suffit de demander et il l’obtient de ses parents », renchérit Laurence. Les deux jeunes filles ont pleinement conscience du niveau de patrimoine des familles des élèves de leur lycée au Limpertsberg et du pouvoir d’achat qu’il confère. « Une bonne partie des filles ont un sac Louis Vuitton pour cartable », assure Laurence. L’argent de poche n’apparaît ici plus comme le salaire minimum. Selon nos deux jeunes observatrices, il s’élèverait en moyenne à une cinquantaine d’euros par semaine auxquels on ajoute une quarantaine pour déjeuner.

La majorité des jeunes ont une carte bancaire. B-young à la BIL, « le compte lycéen » chez BGL. Les banques locales proposent comptes courants et moyens de paiements sans frais. La banque de la route d’Esch rémunère même les dépôts. Cela lui coûte peu et permet d’attirer les clients aux premiers stades de la bancarisation. D’autres ados jouissent eux d’une carte ponctionnant directement sur le compte familial. Quid du commerce par internet ? La génération Z est « la première génération de consommateurs à quasiment naître avec un téléphone dans la main », souligne une analyste de la banque d’investissement américaine Piper Jaffray dans une étude réalisée l’an passée. Et trois quarts des « jeunes » (15-24 ans) achètent en ligne selon le Statec. « Ils comparent les prix », nous confie l’employée rencontrée chez Auchan. Mais dans leur quête d’authenticité, dans leur construction sociale et dans leur impulsivité face à l’objet convoité, la boutique brick-and-mortar garde son sens. Chez Cactus, on maintient le cap. La priorité est de « cibler la famille et tous ses membres ». Les grandes surfaces ont leurs rendez-vous avec les ados, la rentrée notamment, et multiplient les points de rencontres avec eux. Cactus développe des librairies spécialisées (avec Ernster), crée des événements autour de lancements (jeu Fifa), monte des rayons « produits dérivés / Geeks » et même une boutique « Level up » spécialisée à Diekirch. Enfin, la marque nationale distribue des cartes à payer iTunes ou Amazon ou des téléphones iPhone ou Samsung, précise son directeur marketing Marc Hoffmann, pour ne jamais couper les ponts avec la clientèle visée, quitte à les mettre en relation avec la concurrence ou à tirer un trait sur sa marge. Les jeunes, on leur court après.

1 Pseudonyme, les vrais noms sont connus de
la rédaction

Pierre Sorlut
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