Mourir pour des idées ?

d'Lëtzebuerger Land du 14.04.2023

La Seconde Guerre mondiale s’appellera-t-elle désormais Deuxième Guerre mondiale avec la Troisième qui pointe, depuis un an maintenant, ses canons vers une chair de plus en plus fraîche ? Dès le début de cette guerre, Poutine a atteint le point Godwin, en accusant l’Ukraine d’être un nid de nazis. Ces nazis dont le Traité de Versailles, en 1918, a facilité l’avènement en humiliant l’Allemagne vaincue. En 45, les Alliés ont été mieux avisés en instaurant le Plan Marshall pour aider l’Allemagne à reconstruire à la fois ses ruines et sa démocratie. Ils en ont fait un partenaire commercial et, accessoirement, un complice dans la lutte contre le bloc communiste. En 1989, à la chute de ce bloc et de son mur, les démons de 1918 se sont réveillés et ont fait bégayer l’histoire. Au lieu d’aider Gorbatchev par un plan Marshall bis, le monde occidental s’est laissé aveugler par ce qu’il croyait être le triomphe du monde libre. Il ne voulait pas voir que cette victoire tenait plus de Pyrrhus que d’Eisenhower.

L’Otan qui a été forgée comme bouclier contre ce qui allait devenir le Pacte de Varsovie était logiquement appelée à devenir caduque avec l’effondrement de ce pacte. Le contraire s’est produit, et l’organisation atlantique s’est mise à proliférer, à métastaser tel un processus cancéreux qui a fini par tuer la paix armée que des adversaires prévoyants et prévisibles ont réussi tant mal que bien à maintenir pendant plus de quarante ans. Le vieil adage latin « si vis pacem para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre) était la devise partagée des deux côtés de l’ancien rideau de fer. Si « vis pacem fac bellum » (si tu veux la paix, fais la guerre), canonne-t-on aujourd’hui du côté de l’Occident. Sauf que de l’autre côté de l’interminable table du Kremlin on ne la veut pas, cette paix. Et en Occident, les Cassandre qui essaient de freiner l’effort de guerre se recrutent aux deux extrêmes du spectre politique. L’extrême-gauche voit (à tort) en Poutine l’héritier de l’Union Soviétique, quand l’extrême-droite le considère (à raison) comme l’héritier de la Grande Russie tsariste et chrétienne qui lutte contre la « décadence morale » de la modernité occidentale. Est-ce un hasard alors que l’Église russe soutient l’effort de guerre de Poutine en bénissant ses armes et ses soldats, et que le chef de l’Église catholique appelle à la retenue des belligérants ?

Est-ce un hasard encore que les chefs occidentaux se sont rencontrés l’autre jour à Munich pour peaufiner leur stratégie qui consiste à fournir toujours plus d’armes à l’Ukraine et que ce fut dans cette même ville qu’Anglais, Français, Allemands et Italiens signaient en 1938 les honteux accords qui accordaient le « heim ins Reich » aux Sudètes, sans pour autant parvenir à empêcher le carnage de la guerre ? À l’issue de la conférence, Churchill aurait dit à Chamberlain : « Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur ; vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre ! »

Oui, il fallait mener la guerre contre Hitler qui a construit des usines de mort pour éliminer plus de six millions de juifs, de gitans, de malades. Qui a assassiné des gens pour ce qu’ils étaient. Qui ne voulait pas vaincre l’ennemi, mais l’anéantir : « ausmerzen » et « verschrotten » étaient les maître-mots d’Hitler, comme le rappelle fort opportunément l’historien britannique Alex J. Kay dans un récent ouvrage. Poutine n’aura peut-être rien à envier au Führer quant au nombre des victimes, mais ils les assassine ou les mène à l’abattoir pour ce qu’ils font : la guerre à son système (ses opposants internes) et la guerre à l’Ukraine (ses soldats). En livrant toujours plus d’armes à Zelenski, Européens et Américains se livrent à une surenchère qui n’est pas sans rappeler l’espèce de transe qui transit élus et poilus en 1914 et dont témoigne la fresque qui orne toujours la Gare de l’Est à Paris et montre les soldats partir au front, la fleur au fusil. Mais il y a bien longtemps que les Américains n’ont plus gagné de guerre, le Vietnam, l’Afghanistan et l’Irak en témoignent. Comme il y a un demi-siècle, ils ont peur que Poutine ne joue aux dominos, selon la vieille loi de la Guerre Froide qui voulait que la phagocytose d’un pays se propage à ses voisins, aux voisins des voisins et ainsi de suite. Après l’Ukraine, ce serait donc au tour de la Biélorussie, de la Pologne, des pays baltes, c’est bien connu. Seulement voilà, la guerre, n’importe quelle guerre, ne connaît que des perdants et il ne reste aux « vainqueurs » que le triste privilège d’en écrire l’histoire, d’en façonner le narratif, comme on dit aujourd’hui. Mais la Troisième Guerre mondiale sera la première où le « vaincu » aura toujours de quoi entraîner son « vainqueur » dans l’anéantissement. Hitler s’est suicidé dans son bunker, Poutine dans sa folie « suicidera » le monde à bombe portante.

Alors, faut-il continuer cette guerre ? À Berlin, à Luxembourg et ailleurs des manifestants de plus en plus nombreux osent poser la question. Des philosophes comme Habermas les ont précédés dans ce questionnement. Sont-ils seulement animés par la crainte de perdre leur confort et quiétude de petits-bourgeois avec le retour de la peur et le regain de l’inflation ? En cette époque de fol consensus à l’Ouest, poser la question équivaut déjà à se faire taxer de traître. Mais traître à quoi, en fait ? «Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente,» chantait le poète. Les idées pour lesquelles est censé lutter l’Occident ont déjà pris bien des rides quand l’Ukraine, dont les « vertus » démocratiques n’ont rien à envier à la Hongrie et à la Pologne, en vient à exiger jusqu’à la livraison de bombes à sous-munitions, bannis pour des raisons morales par la plupart des pays démocratiques. Alors gardons-nous d’ajouter des morts, des larmes et des ruines à ceux qui encombrent déjà inutilement les sillons, car il faudra bien la finir un de ces jours, cette guerre que Poutine, bien sûr, ne devra pas gagner, et Zelenski pas perdre. Les rares diplomates égarés parmi les nombreux belliqueux parlent déjà de revenir au statut quo du 23 février 2022 que le monde « libre » avait fini par accepter avec une Crimée annexée par la Russie qui reprit en 2014 par la main de Poutine ce qu’elle avait offert en 1954 par la main de Khrouchtchev. Et si les seules guerres qui doivent être livrées, à nos cadavres défendants, seraient celles qui menacent la vie ? Je n’en vois que deux : hier, la guerre contre Hitler ; demain, la guerre pour l’eau. Affirmatif, mon colonel !

Mais l’homme, assurément a besoin de la guerre. Le sage Socrate y a participé, le sulfureux Carl Schmitt y a vu le fondement de l’État, des écrivains comme Ernst Jünger en ont fait l’essence de l’être. Le mot pacifiste est quasiment devenu une injure, un parjure, une obscénité, jusque dans la bouche-même de tel ministre vert. Mais qu’en est-il de la femme, celle qui enfante la chair à canon ? Gageons qu’elle refusera à jamais le rôle d’Antigone cherchant une sépulture pour son frère !

J’aimerai finir cet appel à la paix par un appel au bon sens (qui, cependant, n’est jamais que la somme des erreurs accumulées aux cours des siècles) qui ne s’exprime jamais mieux qu’au zinc du bistrot après quelques verres bien remplis et vite avalés. Va donc pour ces quelques b(r)èves de comptoir :

De guerre lasse, la guerre froide s’est réchauffée comme le climat.

Du Versailles de 18 au Berlin de 45 et du Berlin de 89 au Kiev de 2022 : l’histoire bégaie et laisse la parole à la Grande Muette.

Nouvelle ère : où sont les Verts de naguère ? Ils ne chantent plus guère que des airs de guerre.

Les marchands de canon se font du blé avec celui qui nous manque.

L’énergie des soldats sur le front serait mieux employée à chauffer nos chaudières.

Plus ça gaze en Ukraine, moins il y a de gaz en Europe.

Poutine empêche le monde d’avoir la pêche et lui rend l’inflation qui fait augmenter la vie. Ce n’est pas pour autant que la mort diminue.

Paul Rauchs
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