Maux dits d’Yvan

Présidentielles : la dernière ligne (très à) droite

Marine le Pen le 1er avril en Moselle
Photo: AFP
d'Lëtzebuerger Land du 08.04.2022

La France d’aujourd’hui est borgne, comme le fut jadis le père Le Pen. La campagne électorale pour les élections présidentielles qui s’achève ce soir n’a d’œil, en effet, que pour la droite : le complotisme d’Eric Zemmour, l’extrême droite de Marine Le Pen, la droite extrême de Valérie Pécresse et la droite tout court du président sortant et, très probablement, entrant. Bref, la dernière ligne droite avant le vote n’a jamais si bien mérité son nom.

On est chez nous ! Ce fut une drôle de campagne, à l’image de cette drôle de guerre qui, en 1939-1940, prit fin en France avant d’avoir vraiment commencé. Dans le rôle du maréchal, celui de 40, pas celui de 18, le cabotin Zemmour qui félicite Pétain d’avoir sauvé la France et, accessoirement, les juifs français. Les Français ne se sont jamais vraiment intéressés à cette campagne peu sexy, qui tient plus de la compagne que de la maîtresse. Nonobstant, de passage dans le Vaucluse, ce département passé en quelques années de la gauche à l’extrême-droite, votre serviteur a voulu tâter ce qu’il reste de pouls à cette quasi mort-née, en assistant mardi soir, en Avignon, au meeting des amis de Zemmour, l’ancien polémiste qui fait rimer macho avec facho et allitérer raciste avec racaille. En nette perte de vitesse depuis quelques semaines, le rejeton d’une modeste famille juive de pieds-noirs, a néanmoins réussi à réunir plus de 1 000 sympathisants, qui ont passé leur soirée à agiter des drapeaux bleu-blanc-rouge tout en braillant « On est chez nous ! » Courageux mais pas téméraire, Yvan s’est senti l’étoffe d’un héros rien qu’en s’abstenant d’applaudir et de huer les noms des adversaires démocrates jetés en pâture. En l’absence de la tête d’affiche, la star de la soirée était Marion, la bien nommée Maréchal, amputée Le Pen, nièce de sa tante Marine, qui signe son retour en politique en briguant prochainement un nouveau siège de députée du Vaucluse. Le département faisait tout honneur ce soir-là à son étymologie de « vallée clause », en refusant de s’ouvrir à l’autre et en se repliant sur une reconquête (c’est le nom du mouvement) du slogan de triste mémoire : travail, famille, patrie. Un ministère de la remigration (sic) sera créé pour nettoyer la patrie de la racaille étrangère, un autre pour écrire le véritable roman de la Grande Nation où la contrition sera changée en fierté, et où Clovis et Napoléon chasseront Jaurès et Moulin du Panthéon. D’ailleurs, à bien y regarder, il y a du nabotléon dans cet agité qui assure le peuple corse de sa solidarité, à condition qu’il reste bien sagement dans le giron de la République. Les ennemis de ses ennemis étant ses amis, Z doit faire bien des contorsions pour saluer la mémoire de Colonna, assassin d’un préfet de la République, assassiné lui-même en prison par un djihadiste. Chez ces gens-là on n’est pas à quelques paradoxes près, en récupérant par exemple le fait divers du pauvre juif Jérémy Cohen, écrasé par un tramway à Bobigny après avoir été agressé par des jeunes (beurs ?) de la banlieue. Qu’il est (apparemment) loin le temps des « Durafour-crématoire » et autres « chambres à gaz, point de détail de l’histoire », saillies racistes d’une extrême-droite dont l’antisémitisme fait (toujours) partie de l’ADN, enfoui superficiellement sous une épaisse couche d’islamophobie. « Je suis fier d’être français » et « J’aime la France », voilà les leitmotivs quasi wagnériens qui ont rythmés cette soirée, où l’on aurait bien fait de se souvenir de Bert Brecht qui chantait l’heureux pays qui n’a pas besoin d’héros et de Hannah Arendt qui n’aimait ni peuple, ni pays, mais seulement sa famille et ses amis.

Good cop / Bad cop Face aux outrances zemmouriennes, Marine Le Pen n’a eu aucun mal à continuer la dédiabolisation de son parti, le Front National, pudiquement rebaptisé, il y a peu, Rassemblement National. La réconciliation de façade avec son père ferait presque oublier la trahison de sa nièce Marion qui, en entamant le rôle de la bad cop aux côtés de son idole Zemmour, a installé Marine dans celui de la good cop. En ces temps de guerre, de pénurie et de renchérissement de la vie, la mère Le Pen a eu le coup de génie de miser sur le pouvoir d’achat pour acheter le pouvoir. Elle a pour elle les classes populaires, quand Zemmour séduit un électorat un (peu) plus aisé, un (peu) plus instruit, un (peu) plus citadin. Mais l’une comme l’autre gardent le même dangereux fonds de commerce, fait de xénophobie, préférence nationale, méfiance (pour le dire avec un euphémisme) par rapport à l’Union Européenne, discours complotiste concernant la pandémie et la campagne vaccinale et, last but not least, admiration (pudiquement cachée aujourd’hui) pour Poutine, considéré comme l’héritier du tsar et donc de l’ancien ordre chrétien.

Face à ce bon tiers de l’électorat (dixit le sondeur), la détresse de Pécresse n’en est que plus cruelle. Celle qui a quitté Les Républicains en 2019 pour cause de dérive droitière, l’a rejoint l’année dernière pour … les droitiser encore un peu plus. Après avoir gagné, à la surprise générale, les primaires de la droite, après avoir connu un bref mais remarqué feu de paille de popularité, elle est descendue de son zénith lors de son meeting complètement raté en février. En prenant le Kärcher de son mentor Sarkozy pour lutter contre le grand remplacement, cher à Zemmour, elle a légitimé le vote facho, autorisant en quelque sorte ses potentiels électeurs à préférer l’original à la copie. Le chien Douglas, que des militants zélés ont fait voter pour elle lors des primaires, a décidément pris des airs d’un Droopy mélancolique. Mais après tout, Platon ne comparait-il pas les gardiens de la République à des chiens ?

Macron n’a pas le monopole de Ricœur De l’extrême-gauche à l’extrême-droite tout le monde se réclame désormais du général de Gaulle, à l’exception peut-être de Jupiter, l’occupant de l’Elysée, qui se prend lui-même pour le général en chef qui combat sur tous les fronts. Après avoir déclaré la guerre au virus de la covid, il hésite à déclarer la guerre à Poutine qu’il prend au téléphone quasiment tous les jours. Comment voulez-vous qu’il trouve encore le temps de jouer au candidat ? Aussi a-t-il attendu le dernier moment pour entrer dans l’arène et, tel un deus ex machina, il en a informé les Français en leur écrivant une lettre qui n’avait rien de l’éclair jupitérien, mais qui était plutôt une pâle copie de la missive dont Mitterrand gratifia ses compatriotes en 88. Macron n’a qu’un seul adversaire : lui-même ! Parti avec bonheur il y a cinq ans pour restaurer le crédit d’une fonction présidentielle bien rapetissée sous les quinquennats de Sarkozy et d’Hollande, issu des rangs de la social-démocratie, il s’est bien vite mué en président des riches et des technocrates, se vantant de vouloir faire de la France une start-up-nation (en anglais dans le texte, svp). Il rêve de dégraisser le mammouth (comme voulait le faire en d’autres temps un Claude Allègre) pour faire de l’État un prestataire de services, au guichet duquel les citoyens, devenus des usagers, ou mieux des users, n’ont qu’à venir se servir. Le dernier (et premier vrai) scandale de cette campagne est à cet égard plus que parlant et symptomatique : le « pognon de dingue » payé au cabinet américain McKinsey pour mettre en place ces guichets. Citons pêle-mêle parmi leurs tâches : sondages pour scruter l’opinion et les désirs de l’électorat/clientèle, organisation de la lutte anti-covid, démantèlement, pardon optimisation de l’Éducation nationale, j’en passe et des pires. Réduire la masse des fonctionnaires pour les remplacer par la nasse des consultants, voilà le programme du président sortant qui remplace le politique du contrat social par la politique du contractuel. En ces temps de multiples guerres, Macron veut « protéger du retour brutal du tragique dans l’histoire » (TF1, décembre 2021). Or, l’action de protéger est un droit quasi régalien du prince qui repose sur le bon vouloir de celui-ci. Ce principe vertical s’oppose au principe horizontal de la solidarité dont l’État, et non le souverain, est garant. Le tragique est un élément du politique, presqu’une conditio sine qua non. Le bannir du champ démocratique ouvre toutes grandes les portes du populisme avec ses conséquences encore plus tragiques. En somme : chassez le tragique, il revient au galop ! Macron veut chasser le tragique en faisant appel aux consultants de McKinsey, quand l’extrême-droite appelle au tragique pour chasser l’Autre. En ces temps de crise et de perte de repères, ces deux voies-là sont des impasses. Et si c’était pour cela que l’abstention risque d’être le parti dominant ce dimanche ?

Mais n’oublions pas que Macron se réclame de l’héritage de Paul Ricœur, philosophe protestant de gauche, dont il a été l’assistant, et de son concept de « capabilité » qui veut que chaque être humain soit doté de capacités propres et différentes qui le rendent responsable devant lui-même et la communauté. Cela donne en langage macronien : le chômeur n’a qu’à traverser la rue pour trouver du boulot. Des ricœuriens de renom ont récemment dénoncé cet héritage comme une imposture, car il ne faut pas oublier que, par ricœurchet, pour ainsi dire, la société doit assumer elle aussi une responsabilité devant l’individu, ce qui nous ramène au politique du contrat social.

La gauche, combien de divisions ? On se souvient de la fameuse phrase de Staline à propos de la force de frappe du Vatican. Eh bien, la gauche en France, à force de divisions, a perdu sa force et sa face. Mais au moins, dans cette campagne, est-elle restée la voix, ou plutôt les voix de la conscience. Qui pourraient indiquer, peut-être, une autre voie que les impasses suscitées. Au point que Macron s’est senti obligé de voler à la gauche ses slogans, à l’image du « nos vies, leurs vies valent plus que tous leurs profits. » Philippe Poutou (un pour cent d’intentions de votes d’après les derniers sondages), le spolié, s’en amuse et propose au président de ne pas s’arrêter en si bon chemin et de lui voler aussi son programme. Car elles sont loin, les gauches, de pouvoir adopter eux-mêmes un programme qui leur est en gros commun. Justice sociale, urgence climatique, solidarité européenne, à quelques nuances près (qui tiennent surtout à l’attitude à adopter face à l’ogre russe) leur programme reste en effet commun comme aux beaux jours des années 70. Le fils de Georges Marchais ne conseille-t-il pas Fabien Roussel, le candidat communiste (crédité de 3,5 pour cent), qui prône les valeurs françaises, à commencer par « le steack-frites, arrosé d’un bon pinard » ? L’écolo Yannick Jadot (six pour cent) a confié au journal Elle repasser lui-même ses chemises, ce qui ne dissuadera sûrement pas les électrices de lui tailler une veste. Anne Hidalgo, mère socialiste de Paris, (deux pour cent) propose de doubler le salaire des enseignants. Nathalie Arthaud, la candidate Lutte ouvrière, (0,5 pour cent) n’arrive toujours pas, à sa troisième présidentielle, à faire oublier les six candidatures de la mythique Arlette. Quant à Jean-Luc Mélenchon (17 pour cent), l’insoumis, il n’hésite pas à se proclamer l’incarnation de la République. Ses colères homériques lui collent à la peau comme le sparadrap du capitaine Haddock, sans parvenir cependant à panser les plaies d’une gauche, dont une rocambolesque primaire populaire cet hiver a montré l’irréconciliabilité des ego. On le voit, à gauche, les candidatures sont anecdotiques, comme les scores que leur annoncent les sondages.

On saura, bien des mois après le deuxième tour, de quels « grands remplacements » seront victimes ou bénéficiaires les gauche et droite démocratiques. En attendant, une chose est sûre : le rabaissement du septennat en quinquennat a « en même temps » rabaissé la stature des femmes et des hommes politiques. Ce qui, après tout, donne peut-être raison à Jean Lassalle (2,5 pour cent), inclassable berger des Pyrénées, qui justifie ainsi sa candidature : « Je suis candidat car, sinon, je n’aurais pas su pour qui voter. »

Yvan
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