Maux dits d’Yvan

Le féru du Lieu

d'Lëtzebuerger Land du 20.01.2023

Vous détestez les islamistes ? Vous allez abhorrer les israélistes ! Le nouveau gouvernement d’Israël, le plus à (l’extrême-)droite qu’il se soit jamais donné, est une calamité pour les juifs, voire pour le monde entier... et une aubaine pour les antisémites, ceux que Nietzsche appelait « die Schlechtweggekommenen », un peu comme un mauvais pape qui réjouit les bouffeurs de curés ou un méchant roi qui fait la joie et la schadenfreude des républicains. Netanyahu, le revenant qui n’est jamais parti, vient de former avec une clique de repris de justice et de fanatiques religieux un énième gouvernement qui permettra aux antisémites de tout poil de faire une fois de plus l’amalgame entre antisémitisme, antisionisme et critique de plus en plus pertinente du gouvernement israélien.

Orban aurait pu parrainer la loi qui prévoit de d’abaisser la Cour Suprême en simple basse-cour, faisant fi de toute séparation des pouvoirs. Et avec sa visite au Mont du Temple, Ben-Gvir, le ministre de la sécurité nationale, est devenu le ministre de l’insécurité publique, car comme l’écrivait sur Twitter Jair Lapid, l’ancien Premier Ministre : « Itamar Ben-Gvir ne doit pas se rendre au Mont du Temple, c’est une provocation qui va appeler la violence, mettre en danger des vies humaines et coûter des vies humaines ». N’oublions pas qu’en 2000, la visite d’Ariel Sharon au même endroit avait mis le feu aux poudres et déclenché la deuxième Intifada. Et encore, Sharon n’était alors « que » le chef de l’opposition. Aujourd’hui, c’est le gouvernement du peuple élu de dieu qui se fait féru du Lieu. Le Mont du Temple est un lieu saint pour les trois monothéismes qui continuent, main dans la main, à saper ce qui reste des Lumières. Après la Guerre des Six Jours, Israël a annexé le lieu, mais le sage Moshe Dayan, ministre de la Défense, a maintenu le territoire sous l’autorité administrative d’une fondation religieuse jordanienne, décidant que les seuls musulmans ont le droit de prier à cet endroit, quitte à ce que les autres s’y rendent à titre privé. Le borgne le plus célèbre du monde voyait décidément plus loin que les politicards d’aujourd’hui, rendus aveugles par la haine qui a fait dire à Ben-Gvir : « J’irai au Mont du Temple. Je lutterai contre le racisme qui interdit à un Juif d’aller boire de l’eau au Mont parce qu’il est impur. C’est du racisme, c’est de l’apartheid ». Le racisme, comme dieu, ne reconnaît pas toujours les siens.

Vous me direz que les chiens qui aboient ne mordent pas. Je vous répondrai par ce Judenwitz qui raconte la promenade d’un rabbin avec son jeune élève. Devant des chiens qui se mettent à aboyer sur leur passage, l’homme saint prend la fuite. Étonné, son compagnon lui fait remarquer que les chiens bruyants sont inoffensifs, ce à quoi le sage lui répond : « Je le sais aussi bien que toi, mais est-ce que les chiens le savent aussi ? » Ce chien-là, manifestement, est bien conscient des actes qui vont suivre sa parole, encouragé notamment par Zvika Fogel, ce député du parti de Ben-Gvir qui vient de déclarer : « Ce sera la dernière guerre. Après, nous pouvons tous nous reposer et élever des colombes ». On en a connu d’autres, des Ders des Ders.

« Un livre est leur patrie », disait Heinrich Heine à propos de ses coreligionnaires. Aujourd’hui, les gouvernants du peuple du Livre sont devenus ivres d’un lieu. Le mot tue la chose, disent les linguistes, rejoignant en quelque sorte Platon pour qui l’idée est plus noble que la chose qui n’est jamais que son reflet. Les livres et les mots, jusqu’à l’humour qui en découle, permettent de supporter, voire de sublimer l’absence. Pendant 2 000 ans, ce jeu avec le symbole aidait les Juifs à accepter les souffrances du galuth, de l’exil, et certains de leurs sages refusent de limiter la grandeur de leur culture à la possession d’un lopin de terre désertique. « L’année prochaine à Jérusalem », impliquait un souhait dans le temps, bien plus que dans l’espace. La prière, fixée à une seule pierre, devient sa propre bière.

Abraham est parti à la recherche du pays où coulent le lait et le miel. À force d’une Wiederjudmachung mal comprise, certains de ses successeurs en ont fait une terre où règnent le laid et le fiel. Dans son joli livre (fort contesté cependant) The Jewish Joke,
Salcia Landmann, dont le nom marital n’est pas innocent, chante le kaddish de l’humour juif qui ne survivrait pas, selon elle, à la création de l’État d’Israël. Mais le grand Isaac Singer lui répond que « le cadavre n’est pas encore sous terre et il invente allègrement de nouvelles histoires à New York, Tel Aviv, Buenos Aires et même à Moscou ». Ce qui me rappelle l’histoire qu’aime raconter mon ami oncologue : « L’autre jour, un patient est venu me voir en me reprochant de lui avoir annoncé que son cancer l’emporterait dans six mois. C’était il y a dix ans. Je lui répondis qu’il a été mal traité ». Contrairement à New York, Tel Aviv et Vienne, à Jérusalem le witz des juifs est maltraité.

François Mauriac aimait tellement l’Allemagne qu’il préférait qu’il y en avait deux. Quant à Yvan, il aime tellement le peuple juif qu’il regrette qu’il y en a désormais deux : celui de la diaspora qui ne rechigne pas à habiter Tel Aviv pour continuer, malgré tout, à chérir la nostalgie et l’esprit de la galuth, et celui qui, à Jérusalem, a vendu son âme en troquant le Livre pour le lieu.

Yvan
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