Si l’Afrique du Sud est incontournable pour les entrepreneurs, les affaires avec la première puissance économique du continent africain restent marquées par son passé douloureux

Arc-en-ciel ou noir et blanc ?

d'Lëtzebuerger Land vom 10.05.2013

Dans le reflet des vitres étincelantes du MacDo, des mouettes virevoltent dans le ciel bleu de Capetown. Comme pour rappeler que la mer n’est pas loin de Waterfront, au milieu de cet amas de terrasses clinquantes, restaurants blingbling, bars triviaux de tout béton et leur air artificiel de parc Disney. Le moment apéro bat son plein – des grappes de working people se sont formées autour des tables blanches d’une des seules terrasses dont on aperçoit le port. On trinque avec des shots ; l’excitation du vendredi soir est palpable. Dans la foule, un homme se faufile, cherche une place assise. Sur son chemin, un couple habillé en blanc dont la femme, sans enlever ses grosses lunettes de soleil, l’attrape par le bras et commande du mojito. Elle se trompe– il n’est pas serveur. Il secoue la tête et continue à se frayer un chemin, faillit être renversé par un garçon pressé, un vrai. Il est black, comme le client : les seuls Noirs sur la terrasse.

Plus que vingt ans après l’abolition de l’apartheid, les rapports entre Noirs et Blancs n’ont, en apparence, guère changé au sein de la nation arc-en-ciel. « Les couples mixtes qu’on voit sont presque toujours touristes », confirme Bongani, le boss de KDA Travel Tours. Le jeune homme – black – de Soweto connaît l’histoire de son pays au bout des doigts pour l’avoir narrée à des touristes du monde entier. Des Luxembourgeois, il n’en a pas encore rencontrés, mais connaît le pays par ouï-dire. Curieux, dynamique, bien informé, il appartient à la génération des nouveaux entrepreneurs du pays, partant souvent de rien. « J’ai fait dix ans dans le tourisme, mais j’ai un nouveau projet, une boîte d’assurances, j’attends que la nouvelle législation en la matière passe », explique-t-il, cherchant à se garer au bord de la route menant vers Soccer City pour une session photo. En coulisses se démarque, dans la voûte azurée, le relief ocre des anciennes mines d’or auxquelles Johannesburg doit son existence. Bongani vit bien du tourisme qui ne cesse de prospérer1, grâce au formidable travail de marketing réalisé surtout depuis la Coupe du monde de foot de 2010, et malgré la réalité persistante d’un taux de criminalité élevé. Soweto illustre à merveille cette renommée reposant sur les actes héroïques du passé politique. Kliptown par exemple, un des quartiers du township légendaire à 17 kilomètres au Sud-Ouest de Johannesburg, ne fait plus peur ni aux touristes ni aux entrepreneurs. « Le gouvernement actuel n’est pas exemplaire en matière de gouvernance », lance Bongani, se dirigeant vers la skyline de Joburg dominée par la tour Hillbrow et, crevant les yeux, l’énorme affiche publicitaire de l’immeuble d’Anglo American d’où sourit le visage d’un ouvrier black. « Mais le président Zuma est assez intelligent pour ne pas ternir l’image du pays en gâchant les relations avec l’élite économique (de prédominance blanche, ndlr.) et les investisseurs étrangers. L’économie se développe malgré la faible croissance mondiale2».

Ibrahima Guimba-Saidou, Senior Vice-President commercial Africa du bureau sud-africain de SES ouvert en mars 2012, ne peut que confirmer cette lecture. « L’Afrique du Sud sert de porte d’entrée aux investisseurs étrangers pour pénétrer les marchés africains. Il faut être sur place pour assurer la visibilité nécessaire et adapter l’offre ». Une évidence, alors que le chiffre d’affaires de la société de satellites a accusé, en 2012, un repli de 3,6 pour cent en Europe mais a progressé de 8,5 pour cent sur les marchés internationaux dont… en Afrique, un des plus dynamiques avec une croissance de 41 pour cent en un an et 26 millions de foyers atteints. La demande est énorme ; Ibrahima passe son temps dans les airs, reliant les bureaux de SES au Ghana (et, dans quelques mois, en Éthiopie) et les clients partout sur le continent. « Si le marché africain présente les mêmes besoins que partout ailleurs, il a deux spécificités : la demande importante du marché de la télévision où le nombre de téléviseurs et le choix en chaînes est réduit. Ensuite, la faible pénétration d’internet, non négligeable dans la stratégie de croissance d’un pays alors qu’une augmentation de dix pour cent du taux d’accès à internet se traduit par une augmentation, en moyenne, d’un pour cent du PIB ». SES met en avant cette valeur ajoutée de son action pour le développement socio-économique ainsi que, soucieuse de son image d’entreprise socialement responsable, l’impact en termes de gouvernance : « Un meilleur accès en ligne a un effet direct sur la citoyenneté et la démocratie. Nous proposons aussi aux gouvernements des services online, accessibles aux citoyens vivant dans des régions reculées, dans l’éducation, la télémédecine ou par l’instauration d’un guichet unique ». Une autre niche est l’assistance électorale : au Burkina Faso, l’entreprise a déployé un réseau permettant de minimiser le temps d’acheminement des résultats ; le même service est en vue au Mali et à Madagascar plus tard cette année.

SES, qui s’engage aussi dans des programmes en faveur d’étudiants de l’Université de Johannesburg, sait la valeur de ce genre efforts dans un pays qui a hissé la responsabilité sociale des entreprises au rang de loi avec la politique du Black Economic Empowerment (BEE)3. Obligation morale, elle est aussi partiellement légale pour les boîtes étrangères si elles veulent entrer en affaires avec le gouvernement. La jungle des codes à respecter (en fonction du secteur, de la taille de l’entreprise ou des différents domaines d’action comme la participation au capital ou au management ou encore l’équité entre les employés) peut être déroutante, mais le BEE restera une priorité stratégique, surtout en amont des élections de 2014, dans un pays où le gouffre entre riches et pauvres est parmi les plus importants au monde4 et où 40 pour cent de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté national de 1,6 euro par jour. Un risque politique trop important.

Arcelor Mittal South Africa5, dont la présence dans ce pays parmi les plus riches en ressources minières6 est massive, avec huit bureaux et sept sites de production, est le plus grand producteur d’acier d’Afrique et le principal fournisseur du marché sud-africain. La société honore l’importance vouée au BEE jusqu’à inscrire la corporate responsibility dans ses objectifs stratégiques. Comme toute entreprise du secteur minier, ex-pilier du système esclavagiste de l’apartheid, elle est soumise aux obligations définies par la Charte des mines dont celle, très ambitieuse, d’élever la participation noire de chaque entreprise à 26 pour cent d’ici 2014. Arcelor Mittal a fait l’expérience de la complexité de cet exercice en 2011 avec l’échec d’une transaction majeure avec Ayigobi Consortium (dont fait partie un fils de Jacob Zuma), critiquée en amont pour son opacité. Entretemps, on reconnaît jusque dans les cercles gouvernementaux que ce genre de mesures a eu comme résultat principal de servir une élite proche du parti profitant de pratiques commerciales douteuses, et de promouvoir les structures clientélistes alors que les critiques de corruption et les tensions entre miniers et autorités vont croissantes7.

SES ou Arcelor Mittal ne sont pas les seules entreprises luxembourgeoises actives en Afrique du Sud au moment où la Chambre de commerce y prépare une mission économique de taille. Dupont de Nemours y a également installé son head office pour l’Afrique Sub-saharienne, afin de coordonner ses activités en Éthiopie, au Zimbabwe, en Zambie et au Kenya. Les relations économiques entre la République et le Luxembourg présentent néanmoins un potentiel qui reste à exploiter : malgré la croissance régulière des exportations, l’Afrique du Sud reste un faible partenaire commercial8 (avec une balance néanmoins largement excédentaire pour le grand-duché).

De plus petits acteurs se sont également taillé une brèche comme Taste of Africa, entreprise d’importation de vins que Nadine Pyter a fondée en 2005. « Les 750 bouteilles avec lesquelles j’ai commencé ont cédé à un container de 10 000 bouteilles tous les deux mois », raconte Nadine, amoureuse du Sud de l’Afrique et ayant décidé en 2009 de se consacrer pleinement à sa passion. Ses clients sont luxembourgeois, allemands, suisses, autrichiens…jusqu’à Bratislava. « Le vin sud-africain s’est développé de façon fulgurante après 1994, avec la tombée de l’embargo et de gros investissements dans le secteur. La relation commerciale est excellente, au niveau de la douane comme du transport ». Le vin est débarqué à Anvers d’où il arrive en camion, totalisant un temps de transport de quatre semaines. « Avant, les Sud-Africains proposaient des contrats de vente exclusive aux Européens parce qu’ils ne comprenaient pas le fonctionnement du Marché intérieur. Cette pratique disparaît, menant à un plus grand dynamisme entre commerçants ». S’y ajoute que taux de change du rand est devenu plus favorable.

Quid de la participation noire dans le secteur viticole, ayant longtemps été exclusivement blanc ? « Actuellement, de nombreuses grandes caves promeuvent une meilleure implication des Sud-Africains noirs. Certains domaines pratiquent des formes de gestion collective où les employés, pour la plupart noirs, détiennent des parts et sont formés s’ils veulent se rendre indépendants ». Mais si « la prochaine génération de viticulteurs sera plus mixte, le chemin est encore long », reconnaît Nadine. Une des raisons : les habitudes de consommation, la communauté noire préférant traditionnellement la bière ou le whisky. « Il faut laisser le temps au temps. Ces initiatives ne résolvent pas tout et peuvent être contreproductives lorsque la qualité n’y est pas ». Pour l’instant, elle s’en tient aux producteurs traditionnels tout en observant attentivement le succès montant des pionniers du black wine tels que Thandi, première cave entièrement détenue par des viticulteurs noirs.

Somme toute, l’Afrique du Sud présente un environnement d’affaires attrayant et intense, avec des particularités complexes appelant un service de conseil efficace pour les entreprises désireuses de se lancer. Dommage alors que le Luxembourg n’y soit représenté qu’à travers ses partenaires du Benelux9. Le fait que l’Afrique du Sud n’ait pas d’Ambassade ici non plus, mais gère les affaires depuis Bruxelles ne facilite par ailleurs pas l’accès au service consulaire pour ses environ 200 ressortissants résidant au grand-duché, car si les Luxembourgeois sont exemptés de visa pour l’Afrique du Sud, la réciprocité n’est pas de mise. Des relations à développer.

1 En 2012, le nombre de touristes en Afrique du Sud a augmenté de 10,2 pour cent pour atteindre un record de 9,2 millions. Source : Gouvernement sud-africain.
Béatrice Dissi
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