Art contemporain

Contre le temps

d'Lëtzebuerger Land vom 24.01.2020

Parcourir l’exposition de Sali Muller, à la galerie Dominique Lang se fait plutôt facilement, c’est quasi ludique : reflets de miroirs et jeu de couleurs arc-en-ciel. Celle de Julie Wagener, à la galerie Nei Liicht, au contraire de la première, qui occupe pleinement l’espace, utilise avec parcimonie les murs blancs des salles : peu de tableaux, un, deux, maximum et ils sont sévères, voire hiératiques. Pourtant, ce n’est pas par hasard si Marlène Kreins, a choisi ces deux jeunes femmes pour inaugurer l’année 2020.

Sali Muller, avec Here and there / Ici et là et Julie Wagener, avec Spheres of Silence, sont amenées à mener une réflexion sur « la vie intérieure « , l’une au titre d’un parcours de vie personnel, l’autre critiquant le regard qu’a la société sur l’a-normalité. Marlène Kreins jette ainsi un pont entre deux modes d’expression opposés. Celui de Sali Muller est conceptuel, fait d’installations, Julie Wagener s’exprime en peinture et sur le mode figuratif.

À la base, il y a le temps. Le temps qui passe, le temps compressé de notre époque, le temps dont dispose l’individu. Ce temps peut être aussi une pause dans le temps linéaire de la vie et le temps haché du quotidien. Sali Muller l’utilise pour exprimer la fragmentation et Julie Wagener, la répression.

Commençons par voir comment opère la première à la galerie Dominique Lang. Le temps est présent d’emblée sous la forme d’une pyramide de sable dès l’entrée et d’un « tic tic » sonore omniprésent. On ne voit pas le contenant qui a modelé ce cône, mais on le devine, c’est un demi-sablier. Et le verre, qui lorsqu’il est poli produit l’effet-miroir dont joue l’artiste, est, à l’origine, du sable.

Sali Muller entraîne le visiteur dans une ronde de miroirs arc-en-ciel qui, en tournant sur eux-mêmes, reflètent les silhouettes qui apparaissent, disparaissent. Un octogone en verre clair miroitant est posé en équilibre sur les marches de l’escalier menant au premier étage et là, des colonnes dessinent le mouvement réel de la perte d’équilibre d’un objet qui tombe, en même temps qu’il éclate la vision de l’espace alentour. Enfin, sur des écrans de télévision, ce mode de diffusion d’images si commun, passent de l’un à l’autre des nuages sur fond de ciel limpide et le temps file. C’est certes poétique, mais l’artiste montre avec Here and there / Ici et là surtout sa grande habileté de manipulation et amène les visiteurs à le ressentir.

Le symbole chez Julie Wagener, pour Spheres of Silence, c’est, en début de parcours à la galerie Nei Liicht, également un miroir. Un petit miroir, dont la partie inférieure est opaque. Il est placé à une hauteur telle que le visiteur, selon sa taille, ne voit qu’un fragment de son visage. Il est peint en noir dans sa partie basse et « blanc » dans sa partie haute, les deux « non couleurs » de fond des peintures à l’huile sur panneau que l’artiste présente ici pour la première fois.

Pour voir des visages dans leur entièreté, on passera dans la salle suivante. Sur fond noir, ils semblent émerger de cette sorte de nuit, l’un les yeux clos, l’autre les yeux entrouverts. Anonymes. Comme dans la salle médiane de l’autre côté de la galerie, où on ne saurait dire si des pieds, représentés jusqu’à la cheville, dansent ou sont ceux de pendus, inertes.

Les mains, on le sait de son travail de graphiste, font l’objet de l’attention particulière de Julie Wagener. Elles sont relâchées, tendues ou crispées et correspondent à ce à quoi s’attachait tout artiste, de la Renaissance jusqu’au XIXe siècle : l’étude anatomique. Le travail de la peinture à l’huile, auquel l’artiste s’essaie ici, sa fluidité, la possibilité des nuances (ainsi des veines des poignets saillantes, bleutées), l’a étonnée elle-même.

Julie Wagener montre aussi des jeunes femmes, à mi-corps, vêtues d’une chemise ou d’un tee-shirt, un vêtement qui évite leur personnalisation. Mais les corps ne sont pas absents, ils ont de la chair, ils ont des formes, contrairement aux visages aux yeux sans iris ni pupille. Un anonymat, une sorte de retour vers l’intérieur, quand par ailleurs, les mains, fortes, osseuses, pincent la peau de l’avant-bras, tirent un tissu blanc vers soi ou s’y agrippent. Le fond clair de ces portraits et le tissu blanc, renvoient à la partie haute, sans couleur, du miroir en début de parcours.

Avec l’exposition parallèle du travail conceptuel et aux apparence ludiques de Sali Muller et de l’essai pictural, réussi de Julie Wagener, mais sans confort pour le visiteur, Marlène Kreins, la maîtresse des lieux et commissaire, montre deux pistes de recherches de la jeune génération d’artistes luxembourgeois/es sur notre époque.

Here and there / Ici et là, de Sali Muller et Spheres of Silence de Julie Wagener, aux deux galeries de la Ville de Dudelange, sont à voir jusqu’au 23 février ; ouvert du mercredi au dimanche de 15 à 19 heures ; www.centredart-dudelange.lu.

Marianne Brausch
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