Biennale d’art contemporain de Venise

Déconstructivistes

d'Lëtzebuerger Land vom 24.03.2011

Un bel atelier dans une cour intérieure en plein centre d’Esch, qui accueillait l’annexe d’un restaurant avant. Une baie vitrée laisse entrevoir les travaux de ceux qui y travaillent. En poussant la porte, la première chose qui frappe est l’odeur : une odeur très forte de produits synthétiques au préfixe poly- et dont les contenants sont tous marqués d’un gros x noir dans un carré orange, le pictogramme international pour indiquer « nocif » et « irritant ».

C’est ici que les artistes Martine Feipel et Jean Bechameil viennent de passer des mois de travail, aidés par leurs assistants, afin de produire les dizaines, non, les centaines de pièces qui constitueront leur installation Le cercle fermé, qu’ils monteront sur place, à la Ca’ del Duca à Venise à partir d’avril, durant au moins un mois. Des murs, des colonnes, des portes, des sols, des plafonds, des meubles, même des lustres et des éléments décoratifs seront ajoutés aux pièces en enfilade de ce rez-de-chaussée d’un palazzo que le Luxembourg loue depuis 1999 pour ses présences aux biennales vénitiennes, d’abord seulement celle de l’art, mais depuis plusieurs éditions aussi celle d’architecture.

« Venise a quelque chose de très mondain et un côté très dominateur et exclusif, estime Martine Feipel. On ne se sent pas vraiment accéder aux vraies affaires, on n’y voit que des fragments d’histoires. » Ce fut le point de départ de leur projet : ajouter du mystère au mystère de cette ville mythique, où on va se travestir au carnaval et mourir en littérature ; démultiplier le côté labyrinthique alors qu’on peut se perdre dans le dédale des ruelles et des canaux comme dans peu d’autres villes et ajouter du faux au faux, dans une réalité qui ressemble à un décor de cinéma, où tout en prétendant indiquer l’authenticité, les habitants, les commerçants et les gondolieri ne cachent guère qu’on y est en pleine société du spectacle (touristique).

Martine Feipel et Jean Bechameil ont été sélectionnés avec leur commissaire René Kockelkorn par un jury en été 2010, la production et la réalisation sur place sont encadrées par l’équipe du Casino Luxembourg1. D’ailleurs, on peut même voir une continuité avec d’autres éditions, car leur projet a sans conteste un certain lien de parenté avec les Chewing and Folding Projects de Simone Decker (1999) – plier, déplier, transposer l’espace de Venise –, avec l’ambiance de Endless Lust de Jill Mercedes (2007) et forcément avec la réflexion sur le vrai et le faux de Mondo Veneziano d’Antoine Prum (2005).

« Cela demande vraiment beaucoup de rigueur, de faire du faux et de jouer sur l’illusion, » explique Jean Bechameil, pour lequel la technique, la précision et la rigueur qu’il a apprises en travaillant sur des décors de cinéma pour des gens comme Claude Chabrol ou Lars von Trier constituent un avantage évident sur ce projet-ci. « Il faut que ce soit à la fois près du réel et pas trop en toc, il faut qu’on puisse croire pendant quelque temps que c’est du vrai, c’est comme un décor de théâtre que l’on oublie, » ajoute Martine Feipel. C’est pour cela que certaines choses, certains gestes furent bannis d’office pour eux : le décrépi, le vieilli à la main, les dorures... ce faux que Venise sait si bien faire elle-même – d’ailleurs les artistes ont enlevé tous les éléments « faux vieux » ajoutés au pavillon a posteriori. Certains éléments seront en dur, d’autres en mou – ce qui rappelle leur exposition A thousand years l’été dernier à la galerie Nei Liicht à Dudelange (voir d’Land 22/10), où on déambulait dans un décor à la Alice in Wonderland –, le tout dans les tons de blanc et de gris, pour des raisons d’éclairage et de lisibilité, ajoutant peut-être aussi un niveau d’abstraction à l’espace.

D’ailleurs la recherche sur l’espace, sa finitude ou son infini, ses dédales et ses possibilités est un des arguments qui a convaincu le commissaire René Kockelkorn à participer à l’entreprise, avait-il souligné lors de la présentation officielle en octobre. « Nous voulons que ce soit un espace que l’on pourrait déplier comme un origami », avaient alors expliqué les artistes, un espace où on ait une sensation d’infini et d’intemporalité, un espace fragmenté, par des murs, des colonnes supplémentaires et des miroirs, qui s’ouvre sur l’imaginaire. Le cercle fermé est le décor d’une fiction que chaque spectateur peut s’inventer en le visitant, qui soit assez concret pour qu’on s’estime dans le vrai, et assez déroutant par des éléments surréels que l’on ait une échappatoire vers la fiction et le rêve.

Un espace où le temps se serait arrêté – toutes les fenêtres qui donnent sur le Canal Grande et son jeu de lumières et de miroitements sur l’eau seront obstruées – « mais marqué par quelque chose d’indéfini, ajoute Jean Bechameil. On ne sait pas clairement si le temps qui passe est un miroir sur soi-même ou si c’est une vraie expérience ». Chacun peut alors s’y inventer ses propres histoires, morbides comme cette ville, ou joyeuses comme le temps qu’il fait dehors. « Notre installation parle aussi de l’absence de quelque chose, affirme Martine Feipel. Par exemple des personnages – c’est l’espace qui raconte l’histoire. On avait toujours ce fantasme de créer un espace que l’on puisse retourner et redéployer et lui donner à chaque fois un autre sens, plein de pièges et de surprises. Mais, de toute façon, cela va vivre sur place... »

1 Le budget prévu par l’État pour la participation à la biennale de Venise est de 200 000 euros, auxquels s’ajoutent 54 000 euros pour la location de la Ca’ del Duca.
josée hansen
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