Fundamental Monodrama Festival

La Belgique, c’est fantastique !

d'Lëtzebuerger Land vom 15.06.2018

Benjamin Verdonck entre en scène, ce mardi soir à la Banannefabrik, une énorme maquette blanche d’une maison entre les mains et il commence à raconter cette légende urbaine sur Nietzsche et un cheval, qui se serait passée en 1889 à Turin. L’épisode communément rapporté comme le début de la folie de Nietzsche s’avère faux, il serait extrait de Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski, que Nietzsche admirait. Après avoir embrassé un cheval dans la rue, raconte Verdonck, Nietzsche serait monté dans sa chambre et se serait enfermé pendant deux jours sans plus parler – à l’exception de dire à sa mère « je suis stupide ». « About the horse, we know nothing » ajoute, laconique, Verdonck, racontant ensuite l’histoire de l’encombrante maquette. Puis il s’engouffre dans le noir pour manipuler les ficelles et les lumières de son énorme boîte à merveilles, encore plus grande que celle qu’il avait pour Notallwhowanderarelost, vu au même endroit en 2016, et il nous emmène dans son univers poétique et déroutant.

Il y est question d’un pingouin qui entre dans une bibliothèque et demande un sandwich à la salade de crabe – mais les pingouins parlent-ils ? Song for Gigi est un spectacle écrit pour la plus jeune de ses filles et fut, comme toujours, produit par le Toneelhuis à Anvers. Verdonck y mêle les grandes questions existentielles aux petites observations du quotidien et montre l’interrelation entre les deux. Mais le performeur lui-même se fait de plus en plus discret, devenant un manipulateur de sa grande construction architecturale, avec laquelle il crée des univers entiers, en ouvrant ou en fermant un volet, en allumant une lumière de couleur ou en faisant pleuvoir de petits bouts de papier argenté, comme des étincelles. Il crée ainsi une véritable « élégie visuelle » comme le définit le texte de présentation : avec quelques planches de bois et autant de ficelles, il nous donne une leçon d’architecture – comment naît l’espace ? quel est donc l’effet de la profondeur de champ ? que fait la lumière ? – et une très belle leçon de vie. Qui vaut mille fois d’être vécue, si elle est peuplée de moments de beauté et d’émerveillement comme celui-ci.

Cette fois, Benjamin Verdonck n’est pas seul, mais accompagné de deux musiciens hors pair : Tomas de Smet à la guitare et Bram Devens, magicien d’un instrument africain à trois cordes nommé guembri. Amplifiés, montés en loop, leurs sons accompagnent la concentration de nos regards, fixés sur les mouvements des espaces dans la boîte magique et le finale majestueux avec la chanson d’amour décalée interprétée par Verdonck, Puisque la terre est ronde, mon amour, ne t’en fais pas.

Le lendemain, mercredi, le spectacle s’appelle After midnight. Danny Bossaer joue déjà de sa guitare, à l’arrière de la scène lorsque le public entre. Sam Louwyck, acteur (Le maraviglie d’Alice Rohrwacher, Belgica de Felix van Groeningen, il vient de tourner Jumbo de Zoé Wittock au Luxembourg), danseur (chez Alain Platel et Les ballets C de la B e.a.) et chanteur, est allongé dans un sac de couchage. Il commence à nous raconter (en nous tutoyant, comme le font les Belges) sa tristesse au réveil, due à un cauchemar, et cette journée bizarre lors de laquelle il est sorti en short et t-shirt, avec des pantoufles volées dans un hôtel, en « mission » : celle de marcher, droit, vers un but indéfini. La réconciliation avec les forces de la nature peut-être ? Où on croise babouins et serpents, Natascha et la montagne de la table en Afrique du Sud. Bossaer, incroyable guitariste, accompagne le récit en partie écrit, en partie improvisé, avec de longues mélopées rappelant le travail de Neil Young pour Dead Man de Jim Jarmusch. Et Louwyck nous parle de manière judicieuse et délicate de la solitude, de la tristesse dont nous enveloppe la nature pour nous protéger, des bobos de l’âge et des cicatrices laissées par la vie. Louwyck raconte les bisous dans l’oreille qui font « paff » et engendrent un long white noise, explique pourquoi il a mal au bassin et aux pieds, et que la calvitie galopante est, chez l’homme, une plus grande détresse qu’il n’osent jamais l’avouer. Il parle et soudain, il danse, comme si son corps faisait des siennes, devenait indépendant, et c’est incroyablement déchirant, comme si la fin s’annonçait.

Verdonck et Louwyck étaient les invités de la mini-série Marvelous things happening… in Flanders dans le cadre du Fundamental Monodrama Festival 2018 et on en redemande. Le théâtre flamand est vraiment un des plus intéressants d’Europe en ce moment. Ces deux spectacles intimistes, qui transgressent les genres et les disciplines pour parler de l’absurdité de l’existence, le prouvent une nouvelle fois.

Le Fundamental Monodrama Festival dure encore jusqu’à dimanche 17 juin, avec notamment cinq spectacles lors de la soirée Monolabo samedi 16 juin ; programmation : fundamental.lu.

josée hansen
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