Visites d’atelier (5)

Perverted reality

Gilles Pegel dans son atelier à Differdange
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 08.09.2017

« En mai, quand tout le monde était au vernissage à la biennale de Venise, moi j’étais à l’ICT Spring au Kirchberg », raconte Gilles Pegel en souriant. Le thème de la rencontre des professionnels des nouvelles technologies cette année : la fintech et le blockchain. Gilles Pegel a assisté aux deux jours de débats et de rencontres avec le président de la Nem Foundation, Lon Wong, et avec le cofondateur Kristof Van de Reck, qui sont venus de Singapour parce qu’ils connaissaient Gilles Pegel et en vue d’éventuellement établir le siège européen de la fondation au Luxembourg. Nem est une plateforme de crypto-monnaie et de blockchain lancée en 2015 et surtout utilisée au Japon (elle s’est finalement installée en Belgique). « Sincèrement, assister à ces débats m’apporte plus, à moi et mon travail, promet Gilles Pegel, que si j’allais à Venise ! » Et pourtant, il est artiste.

Né en 1981, Gilles Pegel a atteint cet âge critique au-delà duquel les aides institutionnelles ne considèrent plus un artiste comme « jeune » ou « émergent ». Finies les bourses Start-up de l’Œuvre, finies les participations à la Triennale jeune création des Rotondes. Le système considère que, une fois atteint 36 ans, soit tu es une star du marché, soit c’est la faute à pas de chance. Pourtant, Gilles Pegel a fait de nombreux choix délibérés qui ont fait de lui un « artiste indépendant » (dont il a d’ailleurs le statut officiel, accordé par le ministère de la Culture sur dossier) : études en graphisme à l’Erg (École de recherche graphique) à Bruxelles, puis employé du Mudam dans le service communication, il abandonne sciemment ce poste en 2011 (malgré le salaire attractif) pour conquérir cette indépendance dans son travail. En 2015, il s’établit à la Kreativfabrik 1535°C à Differdange, « d’ailleurs j’étais un des premiers à y ouvrir un atelier », se souvient-il. En ce moment, le deuxième bâtiment est déjà en train de se remplir de locataires.

Entre-temps, Gilles Pegel a tout fait : participé au Salon du Cal comme au Prix d’art Robert Schuman, exposé au Kiosk de l’Aica, aux Rotondes, au Cercle-Cité, au Casino Luxembourg, chez Alex Reding et chez Krome, presque toujours dans des expositions de groupe. Il a réalisé une œuvre Kunst am Bau au lycée de Rédange et est en train d’en faire réaliser une pour celui de Pétange. « Mais je me retire peu à peu des circuits officiels, affirme-t-il. Je ne veux pas qu’il y ait un ‘Pegel’ devant chaque lycée… »

Un soleil écrasant tombe à travers les élégantes fenêtres de son atelier à Differdange. Nous sommes début août, Gilles en a ouvert les battants et fume une cigarette au soleil. Avec ses airs d’éternel adolescent, jean et t-shirt, une coupe de cheveux à la Beatles et ses presque deux mètres, il n’est pas sans rappeler John Lennon jeune (c’est d’ailleurs une blague récurrente dans son cercle d’amis). Un Lennon dont il ne partage pas seulement un certain air, mais aussi la nonchalance, le pacifisme, une attitude de solidarité absolue, d’aider tout le monde – il est toujours là pour donner un coup de main, que ce soit pour nettoyer le champ après le festival de musique Food for your senses qui a eu lieu le week-end d’avant ou pour aider les copains sur une œuvre dans leur atelier – et de ne pas se prendre la tête. Mais il sait exactement ce qu’il fait, n’est pas naïf pour un sou.

Dans son atelier de 44 mètres carrés, pour lequel il paye 400 euros de loyer par mois – « et ces 5 000 euros par an, il faut d’abord les gagner, en tant qu’artiste ! » –, l’espace est très bien utilisé, les choses extrêmement rangées. Sur la mezzanine, le stock d’œuvres proprement emballées. En bas, un meuble central modulaire, qui sert à la fois d’espace de travail et de stockage de matériel de peinture. Par terre, une gigantesque boîte à outils et face à la fenêtre, un bureau sur lequel s’entassent des livres, des blocs-notes, un laptop ou encore ses éternels stickers à messages qu’il fait produire et distribue à grandes brassées afin de créer des buzz autour d’un concept. Les meubles sont de récup mais de bon goût. Le long des deux murs sont accrochés et posés des tableaux en cours. À droite, une construction rocambolesque en bois deviendra une « machine à dessiner » automatisée qu’il compte bien utiliser, une fois qu’il l’aura terminée. Sur le sol, quelques taches de peinture et de laque rappellent qu’il est (aussi) peintre. Aussi, mais pas seulement. De multiples modèles d’hélices en toutes tailles et différents matériaux prouvent que ses idées peuvent aussi s’exprimer en trois dimensions.

C’est que Gilles Pegel est un de ces artistes qui travaillent sans cesse, et pas seulement en vue d’une exposition sur un certain thème. D’ailleurs, « si une œuvre est bonne, elle se laissera intégrer dans n’importe quel contexte d’exposition », estime-t-il. On pourrait dire que Pegel est un artiste qui travaille sur le thème des nouvelles technologies, pas seulement en s’en servant, mais aussi et surtout en se confrontant aux changements sociétaux qu’impliquent les réseaux virtuels, leurs possibilités autant que leurs éventuels dangers. Or, loin d’appeler sans cesse au diable, il en ausculte plutôt les potentialités en y participant activement.

Il en va ainsi de la cryptographie, du bitcoin et du blockchain, qu’il a découverts aux alentours de 2013 et dans lesquels il a un peu investi à l’époque – et peut désormais en retirer des gains, qui lui permettent de mettre du beurre dans les épinards, quand l’art ne nourrit pas son homme. « Ce sont des technologies extrêmement intéressantes. Mais j’avoue que je passe beaucoup de temps sur internet. » Ce temps, il le dédie à des discussions hyper-pointues sur des plateformes en-ligne, mais aussi sur des chats via le logiciel Telegram, des chaînes cryptées spécialisée où ça discute blockchain ou « distributed ledger ». Oui, avoue Pegel, « il y a désormais plein de gens que je ne connais que virtuellement », des nerds comme lui, qui interrogent (et moquent) les memes comme Pepe the frog ou bidouillent des fichiers virtuels changeant d’aspect selon le navigateur que l’on utilise pour les ouvrir. « Les jeux vidéo ont toujours été un outil pour moi, même il y a dix ans déjà », se souvient Gilles Pegel, qui passe aujourd’hui beaucoup de temps à lire des white papers spécialisés sur les nouvelles technologies ou, plus récemment, le space mining.

Ce sont alors les applications de ce savoir, leur traduction dans son art qui sont intéressantes pour le grand public. Ainsi, son tableau Ida (en cours de réalisation) fait à la fois référence à l’astéroïde du même nom découvert en 1884 et au logiciel Ida Pro, un désassembleur interactif, qui est utilisé pour remonter les codes et analyser des logiciels, souvent malicieux. Avec un seul tableau, Gilles Pegel commente ainsi simplement les programmes de space mining dans lesquels se lance le Luxembourg à grands coups de promotion internationale. En 2010 déjà, il occupait majestueusement le Kiosk de l’Aica, dans le cadre de la Triennale jeune création, avec son installation Mémoire-nuage, constituée de dizaines de disques durs miroitants vissés les uns aux autres – comme s’il voulait ainsi donner une forme poétique à la mémoire de l’humanité – et à son interconnexion.

Sa grande sculpture On the movements and habits, qui est en cours de réalisation devant le Lycée technique Mathias Adam à Pétange, dans le cadre du « un pour cent culturel », est une spirale partiellement occultée sous terre et dont ne dépassent que des bosses de différentes hauteurs que les élèves pourront utiliser pour s’asseoir dessus durant leur temps libre. Les images numériques rappellent un peu les tableaux du monstre du Loch Ness, mais la référence de Gilles Pegel sont celles de ses recherches sur la « perverted chirality » (qui a également donné son nom à une sculpture), la chiralité étant, en science, une propriété d’asymétrie. Grosso modo, l’objet rappelle un fil de téléphone après des années d’usage, ou un élément d’un MC Escher dont les illusions d’optiques vous troublent. Pour Pétange, la référence directe de Gilles Pegel est Darwin, dont le livre On the movements and habits of climbing plants de 1875 est explicitement cité ici. Darwin y dépeint déjà ces mouvements en vis de plantes grimpantes auxquels fait référence l’œuvre de Gilles Pegel. À partir de là s’ouvrent de multiples possibilités d’interprétation pour cette installation : un encouragement des élèves à trouver leur voie en biais à travers le système d’éducation, voire une incitation à chercher le sens caché des choses… Toutefois, la réalisation de l’œuvre fut semée d’embûches, dont la pire était la faillite de la société allemande qui devait réaliser le coffrage et la coulée du béton sur place. Gilles Pegel a passé des heures et des heures à communiquer avec l’Administration des bâtiments publics, maître de l’ouvrage, le lycée et les fournisseurs afin de trouver des solutions à chaque étape. Finalement, l’inauguration devrait pouvoir se faire en fin de cette année-ci, avec plusieurs mois de retard. « C’est un projet monumental », conclut-il aujourd’hui, persuadé que tout va s’arranger, « j’y ai beaucoup appris, mais je me suis aussi blindé dans ce processus fatigant ». À côté de cela, l’installation de 500 000 blocs de Légo pour créer sa grande installation murale This play à Rédange ressemble à une partie de plaisir. Ce murail-là reprend l’iconographie d’internet : pictogrammes, émoticônes, logos de logiciels etc, tout un vocabulaire proche des jeunes.

Le savoir et l’accès au savoir sont d’ailleurs un autre axe fort du travail de Gilles Pegel, comme avec cette installation A complete understanding is no longer possible de 2013, faite d’encyclopédies vissées l’une à l’autre et donc impossibles à ouvrir. Les craies blanches de Knowledge, 2012, sont fixées par des aiguilles, mais sous verre ; une seule a été utilisée. In quotes we trust, 2012 aussi, sont des guillemets en acier poli et miroitant posés par terre, faisant référence à la manie de la citation, surtout sur les réseaux sociaux, dont beaucoup sont apocryphes.

« J’aime mettre en question les choses », explique encore Gilles Pegel. Cela implique souvent une longue recherche et une connaissance approfondie du sujet, pour une œuvre qui soit à la fois esthétique et facile d’accès. Comme sa boule de neige toute noire, Untitled (gift) de 2014, remplie de pétrole pour la rendre à la fois opaque et précieuse. On peut aussi juste contempler l’objet et l’interpréter à sa manière. « Le seul problème que je rencontre, concède l’artiste, est qu’il est de plus en plus difficile de rencontrer une clientèle assez up-to-date pour acheter mes œuvres. » Car s’il crée une image cryptée qu’il met en ligne et qui se lit de plusieurs manières différentes, qui aura le savoir pour la trouver et la décrypter ? Mais Gilles Pegel ne s’inquiète pas outre mesure de ses perspectives de carrière, lui, c’est plus le savoir qui l’intéresse que le marché de l’art. « De toute façon, on ne peut pas planifier sa carrière en tant qu’artiste, dit-il. Parfois, on a des possibilités inattendues qui s’ouvrent, et d’autres pistes, sur lesquelles on avait peut-être misé, tombent à l’eau. C’est la vie, c’est tout. » Un de ses noms de domaine s’appelle Depressive realism point net.

josée hansen
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