Toutes les bonnes volontés

d'Lëtzebuerger Land du 27.05.2022

Fin avril, lors d’une discussion organisée par le mensuel Forum sur la propriété foncière, le professeur de l’Uni.lu, Florian Hertweck, a raconté une anecdote : « Dans une commune, que je ne veux pas citer, un paysan a vendu un hectare de parcelles constructibles pour douze millions d’euros à un développeur luxembourgeois, qui les a revendues relativement vite pour 18 millions d’euros à un développeur néerlandais, qui essaie aujourd’hui d’en extirper le moindre millimètre de surface constructible. La commune se voit confrontée à un projet dont elle ne veut pas, n’ayant pas eu l’intelligence de développer, en amont, un PAG innovant. Quand j’ai demandé pourquoi la commune n’avait pas exercé son droit de préemption, on m’a répondu que le budget annuel n’était que de 25 millions et que la commune n’était pas handlungsfähig [capable d’agir] ».

Lancé en 2020 par le ministre du Logement, Henri Kox (Déi Gréng), le « Fonds spécial de soutien au développement du logement » doit constituer une réserve foncière publique. Le Luxembourg a un siècle de retard par rapport à ses voisins, les acteurs publics et parapublics ne détenant que 21,4 pour cent des terrains à vocation résidentielle. Publié la semaine dernière, le rapport annuel du nouveau fonds détaille une stratégie foncière qui reste pourtant très timide : En 2021, le fonds n’a déboursé que 26 millions d’euros pour acquérir quelque onze hectares de parcelles. Le gros de ces terrains (4,5 hectares) se situent dans la commune périurbaine – mais reliée au réseau ferroviaire – de Roeser, les autres (d’un hectare chacun) se trouvent à Mersch, Biwer, Hesperange, Pétange et Contern. Le fonds spécial a plus ou moins suivi la liste des communes définies comme « zones prioritaires d’habitation » par le Plan sectoriel logement.

Le comité d’acquisition a visé les propriétaires dont les parcelles étaient sur le point d’entrer dans les fastidieuses et coûteuses procédures de développement, en leur proposant de vendre directement (et « tax free ») à l’État et d’éviter ainsi les migraines. Par crainte de chauffer le marché, les fonctionnaires se sont avancés prudemment, surtout lorsqu’il s’agissait d’exercer le droit de préemption, sachant que le prix payé s’imposera comme standard sur un site donné. À Lorentzweiler, l’État a ainsi déboursé 1,7 million d’euros pour 62 ares, dont les coefficients de densité sont assez bas.

Il ne faut surtout pas espérer un développement rapide, prévient le rapport annuel du fonds : « Il a été estimé que la phase ‘réserve foncière’ peut prendre entre dix et quinze ans, et même plus, avant qu’un projet de réalisation de logements abordables n’y voie le jour ». On mesure la lenteur des procédures. La même torpeur écrase le monde politique. Déposé en avril 2017, amendé en novembre 2020, le projet de loi n°7139 devait accélérer la viabilisation des terrains constructibles grâce au « Baulandvertrag » et au « remembrement ministériel ». Le Conseil d’État vient de dézinguer ces deux mesures phares de la ministre de l’Intérieur, Taina Bofferding (LSAP). L’avis de la Haute Corporation s’était fait attendre pendant quinze mois. Il est enfin tombé le 22 février, et s’avère cuisant : On y dénombre 27 oppositions formelles. Pourtant, la ministre persiste et signe. Son « Baulandvertrag » serait « eppes zimmlech knallhaardes », admet-elle, mais de tels « instruments contraignants, avec des dates butoirs et des sanctions » seraient nécessaires pour affronter la crise du logement.

Taina Bofferding avait amendé le projet, très consensuel et plutôt fade, de son prédécesseur socialiste, Dan Kersch, en y ajoutant du piquant, sous forme de servitudes et de sanctions. Si les propriétaires n’entamaient pas « de manière significative » des travaux de viabilisation et de construction dans un délai donné, leurs parcelles finiraient reclassées en zone verte. « Le classement favorable est ainsi réputé n’avoir jamais existé », lit-on dans le projet de loi. Les conseillers d’État se montrent choqués. Ils voient la « sécurité juridique » et le « principe de la proportionnalité » menacés par cette « ingérence dans le droit de propriété ». Les sanctions prévues traduiraient « une certaine sévérité », estiment-ils. Et de rappeler l’arrêt de la Cour constitutionnelle de 2013 : « Un changement dans les attributs de la propriété qui est à tel point substantiel qu’il prive celle-ci d’un de ses aspects essentiels, peut constituer une expropriation [au sens de l’article 16 de la Constitution] », et donc ouvrir le droit à une indemnisation.

Les conseillers d’État ne se limitent pas aux aspects légistiques, ils ont également un avis sur l’efficacité de ces « créneaux temporaires de viabilisation de fonds » : « Les sanctions auront nécessairement pour effet d’aggraver la situation de pénurie des logements ». Ils craignent des « effets potentiellement pervers ». Alors que le projet de loi ne formule que des exigences de viabilisation et de construction, il y aurait « le risque non-négligeable de prolifération, à travers le pays, de structures bâties inachevées ». « L’avis s’est fait attendre des années et il est en fin de compte relativement politique, c’est un constat qu’il faut faire », dit la ministre de l’Intérieur. Plus fondamentalement, elle y voit l’expression d’une « quasi-sacralisation du droit de la propriété, au-delà des héritages jusqu’à l’éternité ». Elle opine qu’il faudrait, « un jour », changer la Constitution : « Bon, ce n’est pas arrivé lors de la dernière révision et on aura besoin d’un large consensus politique, mais le droit de propriété reste la racine du problème… » On pourrait presque oublier que sur les dernières cinquante années, le LSAP a passé 38 au gouvernement.

Taina Bofferding a chargé ses juristes de trouver des parades, d’amender le projet de loi sans en perdre l’esprit. « Je refuse de me déclarer battue, le projet de loi ne disparaîtra pas dans un tiroir ! » Reste un léger problème de cohérence des politiques : Alors que la ministre de l’Intérieur s’efforce de mobiliser le foncier, le ministre de l’Aménagement du territoire promet d’en limiter l’artificialisation. Le ministre vert Claude Turmes suit la méga-tendance mondiale, qui est bien au malthusianisme foncier que dictent le dérèglement climatique, l’érosion des littoraux et l’extension des zones inondables. Face à ces nouveaux impératifs écologiques se dressent les vieux clientélismes locaux. Durant les années 1970 à 1990, de nombreux maires avaient massivement ouvert les périmètres de leurs communes rurales. Celles-ci présentent aujourd’hui un potentiel constructible de 1 916 hectares, soit autant que l’agglomération Centre et la région Sud combinées. Les PAG permettent d’y construire des villas surdimensionnées, et de vivre pleinement le Luxembourgish Dream hyper-carboné du XXe siècle.

La semaine dernière, Claude Turmes a présenté les fantasmagories de densification élaborées dans le cadre de Luxembourg in Transition. Ce « laboratoire d’idées » est supposé « libérer toutes les capacités intellectuelles et créatrices » d’un aréopage international d’« experts enthousiastes ». Le ministre estime qu’« il s’agit dès à présent d’ancrer dans la réalité territoriale du Grand-Duché de Luxembourg » les recommandations de Luxembourg in Transition. On demande à voir. Car l’« autonomie de réflexion » va vite buter sur les réalités politico-administratives. À commencer par la souveraineté qu’exercent les 102 communes sur l’urbanisme et l’architecture de leurs territoires. Cette donne de la vie politique, cimentée par une masse de députés-maires et députés-échevins, paraît inamovible.

Fin avril, lors de la discussion organisée par Forum, Florian Hertweck, une des chevilles ouvrières de Luxembourg in Transition, rappelait que « zéro artificialisation nette des sols », signifiait bien « zéro artificialisation nette des sols ». Il assurait qu’il est possible de loger 400 000 personnes supplémentaires au Grand-Duché jusqu’en 2050, et ceci sans démolir une seule maison et sans sceller un are supplémentaire de terrains. Pour cela, il faudrait surélever dix pour cent du stock bâti et « radicalement diversifier les zones monofonctionnelles », dédiées à la voiture. Dans son projet de prospection, le professeur propose de transformer la zone commerciale de Foetz, avec ses 18 hectares de hangars et de hypermarchés (« héritages de l’ère fossile »), en « mixed urban neighbourhood » de plus de 10 000 habitants, centré autour d’un « local transition hub » et de son « coop café-restaurant serving locally produced foods ».

Mais l’atmosphère à la soirée organisée par Forum restait maussade. L’urbaniste Christine Muller déplorait « le terrorisme Excel » et la « psychorigidité maladive » des autorités communales. Le directeur de la Fedil, René Winkin, prédisait que la production énergétique nécessitera à l’avenir « des hectares et des hectares » et exacerbera la concurrence entre les usages du foncier. Gilles Hempel, le directeur de l’Agence immobilière sociale, évoquait « les nombreux logements sans salle de bain, sans carrelage, sans papier peint, laissés vides dans l’attente d’une plus-value de cession ». Dans l’assistance, on pensait avoir identifié la vraie raison des blocages : le monopole électoral des Luxembourgeois. Le chercheur du Liser, Antoine Paccoud, se montrait sceptique : « La gentrification au niveau national fait que ceux qui restent au Luxembourg sont ceux qui ont réussi à y avoir un logement. Ce sont eux qui vont acquérir la nationalité et ce seront eux qui vont voter. Ces gens-là sont aussi investis dans la propriété que les Luxembourgeois. »

Jusqu’ici, le bilan des ministres Kox et Bofferding se résume grosso modo à l’article 29bis du Pacte Logement 2.0. Contre toute attente, ce dispositif était sorti quasi-indemne du Conseil d’État. Sa force, c’est son automatisme : Un transfert de propriété, sans options ni tractations ; là où seront construites des maisons et résidences, les communes et l’État récolteront vingt pour cent de logements abordables. Le débat politique pourrait à l’avenir porter sur le taux de ces logements collectivisés ; c’est-à-dire sur le niveau des marges des promoteurs.

Bernard Thomas
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