Chytiris, Tilemachos: La fin du discours

Le sens du monde

d'Lëtzebuerger Land vom 20.11.2003

La poésie de Tilemachos Chytiris se signale d'abord par une ouverture sur le paysage comme cette immersion dans l'étendue maritime sur laquelle s'ouvre le recueil. Il s'agit d'une incursion de la poésie du monde dans le texte. Cette incursion finit par submerger le texte et le poète: "Après-midi / Transformé en mer / Vague sur la plage blanche / Inquiète / Lumière menacée / Poème / Sans poète."

La poésie de Tilemachos Chytiris met en oeuvre le péril, joue avec l'absence et préfigure l'inéluctable naufrage dans cette jonction entre tout et rien, entre la chose vivant de sa négation et la négation se muant en mode d'être. Où est le "tout" ? ? dans "rien" dit l'amour: "L'amour a tout / Quand il n'a rien". L'amour se nourrit de manque. Aspirant à la proximité, il se complaît dans la distance qui l'éperonne et l'exacerbe. Cette distance est à étendre à l'être même. Nous sommes loin de nous-mêmes. C'est le principe d'identité qui s'en trouve ébranlé: "La mer n'est pas eau / Mais immensité / Et toi tu n'es pas toi / Mais ton passage". Ou ailleurs: "tu vis comme la mère aveugle / qui enfante". Nous vivons un divorce ontologique car il y a cette diffraction de l'être, cette béance, cette fêlure faisant que la seule issue possible est le refuge dans le poétique: "En moi il y a / un cygne / et un beau lac bleu. / Le cygne / me permet de vivre / au-dessus de la fange au fond / du beau / du bleu / du lac." 

Ce sont des instants de fulgurance qui procurent de telles visions rassurantes. Mais le propre de la fulgurance est d'être éphémère. Toute illumination est passagère, signe de finitude. C'est la présence de ce qui est là et qui ne devrait pas l'être, cela qui est source d'inquiétante étrangeté: "La lune s'est cachée / Et pourtant elle est là / La poésie brille / Solitaire". Comment faire de l'être avec de l'éphémère ? Pourtant, c'est la négation qui donne sens. Le sens du monde, nous le répétons après Jean-Luc Nancy, est dans l'absence de sens: "Si je n'avais pas la mort / quel sens aurais-je?". Cette conscience tragique n'est pas vécue sous le mode tragique car le poète adhère tant et si bien au monde qu'il s'en trouve prémuni: "J'épuiserai la peur / Qui rassure l'obscurité abyssale / De ma belle mer / Et attaché bien fort / J'entendrai les maladies d'une ivresse posthume / La vue maintenant m'offre / La surprise / Jusqu'à la non fin". Ainsi demeure la navigation ulysséenne et demeure la navigation dans le poème.

 

Tilemachos Chytiris: La fin du discours. Sélection de poèmes traduits du grec par Héraclès Galanakis et Guy Wagner; conseillère: Athanasia Tsatsakou, auteure de la postface; collection Graphiti n°51, éditions Phi, Esch, 2003; 120 pages; 12 euros; ISBN: 2-87962-175-5.

 

Jalel El Gharbi
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