La réduction du temps de travail sera peut-être le facteur rédhibitoire scellant le divorce de la coalition bleu-rouge-vert à l’issue des législatives d’octobre prochain. Par capillarité, la réforme de l’organisation du travail et les mesures renforçant l’attractivité du pays pourraient précipiter les libéraux dans les bras des chrétiens-sociaux. Telle est l’impression laissée par les échanges entre les représentants des partis politiques lundi soir à la Chambre de commerce. L’organisation patronale place tout en haut de ses préoccupations la question des « talents ». Elle a en tout cas ouvert son cycle de six conférences thématiques sur l’avenir des entreprises avec la problématique des recrutements. Plus 200 personnes, « beaucoup de responsables RH » selon les organisateurs, se sont pressées dans le sous-sol revampé à l’américaine de la cathédrale du patronat, rue Erasme.
Dans un panel exclusivement composé de politiques, les échanges ont longuement tourné autour de la volonté exprimée par le LSAP de généraliser par voie législative une éventuelle réduction du temps de travail, de quarante à 36 heures hebdomadaires, possiblement par un passage à une semaine de quatre jours. Une réduction du temps de travail peut être vue comme un facteur d’attractivité, selon le ministre de tutelle Georges Engel. Les candidats se sont ensuite placés autour de l’axe existant. Tout à gauche, Carole Thoma (Déi Lénk) milite pour six semaines de congé et 32 heures de travail par semaine, « pour partager les gains de productivité ». À l’opposé du spectre, Alex Penning (ADR) s’est prononcé pour un maintien des quarante heures hebdomadaires, mais aussi pour une sixième semaine off, tout en améliorant la flexibilité de l’organisation du travail. Carole Hartmann (DP) estime que cette organisation doit être discutée au sein de l’entreprise. « On devrait même permettre à un salarié de travailler plus de 48 heures », a jugé l’élue epternacienne. Laurent Mosar (CSV) se prononce résolument « contre une réduction générale du temps de travail ». « Nous sommes pour une flexibilisation maximale », affirme-t-il au nom des chrétiens-sociaux. Sven Clement (Piraten) pondère : « Il serait dangereux de trop libéraliser, au-delà de cinquante heures par exemple, à cause de l’asymétrie de pouvoir entre le patron et le salarié. »
Selon une brochure distribuée par l’organisation patronale en marge de l’événement, le temps de travail moyen par employé a chuté de 1 900 heures en 1970 à 1 530 en 2021, soit vingt pour cent de moins. Le temps passé « pour gagner sa vie » est une question sociétale (malgré un drôle de lapsus du ministre Engel, « on vit pour travailler, on ne travaille pas pour vivre »). « La valeur du travail est appréhendée de manière différente par les nouvelles générations », relèvent les économistes de la Chambre de commerce. Ils s’appuient sur les derniers résultats de l’IMD World Talent Ranking pour alerter sur « une aggravation manifeste avec une baisse constante de la disponibilité de la main d’œuvre ». Le recul du temps de travail s’explique principalement par l’augmentation du nombre de jours de congé. La Chambre de commerce constate que le Luxembourg est le cinquième pays européen en nombre moyen de jours chômés, avec 37 unités. Outre les 26 jours de congés de récréation et les onze jours fériés, « une multitude de congés spéciaux ont été créés ces dernières années et certains ont été assouplis », relève l’institution dorénavant présidée par Fernand Ernster, stigmatisant le congé d’accueil, le congé formation, le congé sportif, le congé parental, ainsi que le congé de coopération au développement ».
S’ajoutent des statistiques conduisant au constat de la difficulté pour les entreprises à recruter. Le nombre de salariés a augmenté de 84 pour cent depuis 2000 (le chiffre se limite à dix pour cent dans le reste de l’UE). S’agit-il d’un échec ? Depuis 2010, le nombre de salariés résidents luxembourgeois a cru de 21 pour cent, celui de résidents étrangers de 42 pour cent, celui de frontaliers de 43. La quête de talents serait un défi inédit ? Que nenni. La revue de presse du gouvernement recense 3 320 occurrences de « talent » dans les journaux nationaux, 920 associées au terme entreprise et 217 avec Wirtschaft. Le terme, le même en allemand, anglais et français, désignait dans l’antiquité le poids du lingot puis une monnaie indexée sur l’or. Depuis son passage par l’évangile et la parabole des talents (les serviteurs ayant fait fructifier les talents confiés par leurs maîtres sont félicités. Celui qui ne s’y est pas attelé est puni), le mot a désigné les compétences, initialement offertes par dieu. (Le talent est à dissocier de la monnaie Thaler née au moyen-âge et qui tient son nom de la vallée Jochenthaler en Bohême où elle née pour ensuite se répandre et devenir dollar.) Le terme talent (dans le contexte de l’administration d’entreprise) apparaît dans la presse locale (recensée par le SIP), et plus précisément dans Le Jeudi, le 14 octobre 1999 : « Les initiatives se multiplient pour doter les services financiers (…) des formations de haut niveau qu’ils requièrent ». Le « réservoir de talents » de la Grande Région semble convenir aux besoins. La formation nécessaire se limite à un Deug, soit deux années après le baccalauréat. Les discussions sur les talents sont déjà concomitantes avec les phénomènes de robotisation et de digitalisation.
L’apparition la plus récente date de lundi avec un article de L’Essentiel où l’on lit que les entreprises redoublent de créativité « en pleine guerre des talents ». Au salon Moovijob day du weekend dernier, Merbag (distributeur de Mercedes) a organisé des entretiens d’embauche dans un SUV électrique avec sièges massants. « The War for talent » date de 1997 et d’une étude de McKinsey. « It’s about the timeless principles of attracting, developing, and retaining highly talented managers - applied in bold new ways. » La thèse est développée par les consultants dans un ouvrage publié en 2001 (chez Harvard Business School Press) : « La force cruciale qui va faire ou défaire les entreprises dans les deux prochaines décennies est leur capacité à attirer, développer et retenir les cadres (managers) à tous les niveaux », y est-il écrit. On vise alors surtout des recrues capables d’insuffler de nouvelles idées ou d’adapter le modèle d’affaires à la globalisation et aux nouvelles technologies. Puis, l’internet s’imposant au monde (pas seulement aux entreprises), la notion de talent s’est élargie aux personnes disposant de compétences en informatique. Elle est ensuite devenue un concept RH globish et galvaudé. Des ouvrages y sont consacrés. Citons Talent Management, (2012) de Cécile Dejoux et Maurice Thévenet, où l’on peine sur 200 pages à cerner le sujet : « Le talent est la personne qui le détient au point d’en emprunter la dénomination. (…) Le talent est une de ces notions positives dont les spécialistes en ressources humaines ont toujours besoin. » Aujourd’hui l’UEL appose les buzzwords. Pour les élections de 2023, le lobby invoque les « talents durables ». Alors que dans une autre publication du mois de février, l’organisation patronale qui négocie avec le gouvernement ne s’en cache pas : les talents, c’est la main d’œuvre.
En fiscalité néanmoins et pour ne pas ouvrir trop grand les robinets de dépenses fiscales, la définition est cadrée. Les talents deviennent des impatriés, des recrues qualifiées qui ne peuvent avoir habité à moins de 150 km les cinq dernières années et qui doivent gagner au-moins 75 000 euros chez leur nouvel employeur (depuis cette année, au lieu de 100 000) pour bénéficier de salaires partiellement exonérés. Le périmètre de calcul de la prime participative a aussi été élargi dans la dernière loi budgétaire pour les groupes de société domiciliés au Luxembourg. Mais les mesures instaurées ces dernières années pour offrir de la flexibilité aux employeurs et aux employés ont un succès limité aux yeux des intervenants de l’opposition lundi soir. Le plan d’organisation du travail ou le contrat épargne temps ne fonctionneraient surtout que pour les plus grandes entreprises, remarque Laurent Mosar. Le député conservateur est hyperactif sur ce front à la Chambre. Trois motions déposées par l’avocat d’affaires pour pallier les problèmes de recrutement des entreprises luxembourgeoises ont été rejetées la semaine dernière. Renforcement de la collaboration entre l’université et Luxembourg for Finance pour aligner les formations sur les besoins, mise en place d’incitatifs fiscaux pour la main d’œuvre internationale ou révision des primes participatives… toutes les propositions du CSV ont été balayées par la majorité.
Au-dessus de la mêlée lundi par sa taille et sa placidité, Charles Muller (Déi Gréng), avocat d’affaires, ancien partner chez KPMG et aujourd’hui administrateur de sociétés, propose une approche holistique. Attirer les talents serait possible par la proposition d’un cadre de vie satisfaisant, évitant les bouchons aux heures de pointe ou permettant un télétravail d’un à deux jours par semaine. Les avantages et désavantages fiscaux ne seraient que marginaux. L’épouvantail de l’imposition supérieure pour les contribuables célibataires dénoncée par Sven Clement n’aurait que peu d’impact sur une éventuelle installation au Grand-Duché. Poserait davantage problème l’image provinciale du Luxembourg face à Paris ou Berlin, pense Charles Muller. Le transfuge du DP (son ami écolo François Bausch l’a convaincu de franchir le pas au cours des dernières années) suggère des missions de Luxembourg for Finance organisées dans les bassins de main d’œuvre plutôt que les zones de prospection pour les produits made in Luxembourg. La Chambre de commerce propose une agence pour l’attraction des talents. Charles Muller insiste pour installer les recrues à proximité de leur travail. Dans son avis sur l’impôt foncier présenté en février, l’organisation patronale invite à exonérer les salaires et/ou les primes versés par les employeurs aux jeunes travailleurs afin de couvrir une partie des frais de mobilité durable et des frais de logement à proximité du lieu de travail. La Chambre de commerce a une dizaine d’autres mesures en magasin à ce sujet pour évangéliser l’opinion. Dans un contexte de crise économique, les considérations électorales pourraient donner la faveur à la protection du gagne-pain, le centre financier, plutôt qu’à un projet de société.