C’était il y a juste 85 ans. Le genre de débarquement – ce n’est pas juin 1944 tous les jours – dont, souvent, on ignore jusqu’à l’existence. En août et septembre 1940, Charles de Gaulle, fraîchement autoproclamé chef de la France libre, imagine mettre un pied en Afrique occidentale française (AOF) selon un faisceau de projets, politique, stratégique mais aussi financier. Une histoire franco-britannique. Mais aussi belgo-luxembourgeoise. Car plus de 200 tonnes d’or, luxembourgeois et belge, sont planquées aux portes de Dakar. Bon à prendre pour financer la résistance naissante. Mais Pétain et ses affidés veillent au grain. Dakar, une véritable humiliation pour de Gaulle.
Charles de Gaulle, une centaine de jours après l’appel de Londres, aura bien du mal à se remettre de cette aventure qui a pour cadre le Sénégal. Il ne voulait pas d’effusion de sang. Mais ces jours-là, du 23 au 25 septembre, les Français se livreront une bataille fratricide.
S’il projette de faire escale à Dakar, c’est avant tout pour rallier à sa cause Pierre Boisson, gouverneur général de l’AOF, pourtant affidé du maréchal Pétain, les militaires et la population. De Gaulle n’avait-il pas déjà obtenu un tel soutien, dès le mois d’août, de l’Afrique équatoriale (l’AEF) qui a Brazzaville pour capitale et qui est conduite par Félix Éboué ?
Pour sa part, Winston Churchill, Premier ministre depuis quatre mois, cherche à prendre le contrôle de ce passage obligé entre l’Atlantique nord et sud. L’escadrille et d’imposantes batteries côtières protègent le port. Churchill veut aussi éviter que la flotte locale ne tombe aux mains des Allemands. Hitler imagine sans doute implanter là une base de sous-marins qui abriterait le Persée, le sous-marin français sous les ordres de Vichy et de l’amiral Darlan depuis l’armistice.
Opération Menace
Pour atteindre Dakar, Charles de Gaulle installe son commandement sur le Westernland, un navire néerlandais réquisitionné par les Britanniques. Le navire lève l’ancre à Liverpool le 31 août. Le général conduit ses équipages de la France libre – peut-être 700 marins – sur des navires marchands, accompagnés des forces britanniques. Une trentaine de vaisseaux, essentiellement de la Royal Navy, composent l’escadre. Au commandement général, bien sûr pas de Gaulle, général terrien limité à deux étoiles, mais aussi l’amiral Cunningham, chef de la flotte britannique. À la tête, pour la circonstance, de 4 500 Britanniques répartis notamment sur deux cuirassés, quatre croiseurs, dix destroyers et le porte-avions Ark Royal armé voici moins de deux ans. L’ensemble du corps expéditionnaire compte près de 8 000 hommes.
L’opération « Menace » n’aboutira pas en dépit de pourparlers et d’ultimatums de faire donner les troupes si le gouverneur Boisson ne se résout pas à un débarquement pacifique. Des membres d’une délégation française sont accueillis sur le quai par des coups de feu. Cuisante défaite. Après une bataille navale au large de l’île de Gorée, Churchill et de Gaulle capitulent, abandonnent le projet le 25 septembre alors que la ville a essuyé sept bombardements. Les opérations coûtent la vie à 200 civils et militaires.
Loin de là, Pétain et le président du Conseil, Pierre Laval, jubilent. « Dakar, félicite le maréchal, donne l’exemple du courage et de la fidélité ». De Gaulle et Churchill essuient tous les sarcasmes jusqu’aux États-Unis (qui reconnaissent alors le régime de Vichy) et à la Chambre des Communes.
Dans ses Mémoires de guerre, De Gaulle confesse, du bout des lèvres : « Les jours qui suivirent [l’échec cuisant de Dakar] me furent cruels. J’éprouvais les impressions d’un homme dont le séisme secoue brutalement la maison et qui reçoit sur la tête la pluie des tuiles tombant du toit. » L’historien et journaliste Patrick Girard (De Gaulle, le mystère de Dakar, chez Calmann-Lévy), écrit, en vertu de plusieurs témoignages, que de Gaulle est à deux doigts de mettre fin à ses jours.
Caisses d’or et Caisse d’épargne
« Menace », un débarquement financier aussi. Subitement, de Gaulle se voit dans la peau d’un orpailleur, d’un chercheur d’or. C’est que ce coin d’Afrique, à Dakar d’abord, puis à Thiès, plus loin des côtes, et à Kayes au sud-ouest du Mali actuel – le Soudan français au temps des colonies – regorge d’or, par centaines de tonnes. Un trésor colossal déjà conditionné en lingots et en pièces.
1 300 tonnes d’or – français, belge, luxembourgeois et polonais – hantent les esprits. De Gaulle imagine s’approprier les richesses pour mener à bien son œuvre de résistance. Il en parle à Churchill. Dans leur livre L’or à la dérive, or belge et luxembourgeois en l’occurrence, Walter Pluym, historien et sous-directeur de la Banque nationale belge, et son fils Jan relatent l’importance « manifeste » des lingots dans l’expédition à Dakar.
Cet or belge, luxembourgeois et polonais a été confié, en 1939, à la Banque de France chargée de mettre sa propre fortune – la deuxième plus grosse réserve d’or au monde – à l’abri des convoitises allemandes. La Banque en a déjà transféré une bonne partie aux États-Unis (1 200 tonnes) et dans les territoires d’Outre-mer, en Martinique (250 tonnes à Fort de France). Quant à l’or belge (600 tonnes) il a déjà partiellement trouvé refuge à Londres, aux États-Unis et au Canada.
Reste 198 tonnes renfermées dans 4 944 caisses scellées que les Français choisissent de préserver loin de la Métropole. L’or polonais (700 caisses) suit la même trajectoire vers l’AOF. À Dakar, les valeurs françaises sont estimées à 31 milliards de francs d’or.
La fortune luxembourgeoise dispose d’un statut particulier que la Banque de France ignore. Dans les années trente, en effet, la Caisse d’épargne du Grand-Duché avait mis en dépôt à la Banque centrale belge (BNB) 357 lingots d’or, soit 4,3 tonnes. Selon les recherches de Walter Pluym, les avoirs luxembourgeois se partageaient en 319 lingots de la Caisse d’Épargne, trente lingots du gouvernement et huit barres de la Fondation Pescatore. « Juridiquement, retient l’historien, la Banque nationale restait le seul dépositaire de l’or luxembourgeois ». Cet or « était une partie de l’unique et indivisible dépôt d’or belge ». Après l’occupation du Luxembourg par le Reich, le directeur de la Caisse d’épargne, en vain, demande, le 31 août, à la BNB de récupérer son or afin de le déclarer à la Reichskreditkasse.
Appétit général
À l’été 40, tout le monde court après la fortune. Le Reich d’Hitler, bien sûr, car, depuis la défaite de 1918, il a perdu ses colonies africaines et manque des matières premières indispensables à son économie de guerre. Mais lorsque les Allemands entrent dans Paris, le 15 juin 1940, ils ne trouvent plus la moindre once à la Banque de France. Tout s’est volatilisé, emporté loin par la mer.
Le trésor ne laisse pas plus indifférent le roi Léopold III de Belgique, retenu au palais de Laeken loin du gouvernement Pierlot en exil à Londres. Le prisonnier des nazis, de son château bruxellois, s’oppose à la cession du trésor belge à la banque d’Allemagne. Le 26 juin, le souverain demande pourtant aux Allemands – ils savent juste que l’or belge est en sécurité à l’étranger – de faire pression sur Vichy afin que les Français rapatrient l’or en Belgique. À chacun ses options : Léopold ne voulait absolument pas que le gouvernement d’Hubert Pierlot utilise tant de valeurs pour financer l’effort de guerre contre le Reich.
Churchill et de Gaulle apprennent la localisation des stocks le 10 août. De Gaulle gamberge ; par ce larcin, il imagine disposer de moyens pour ne plus dépendre financièrement des Britanniques. Quant au premier ministre londonien, il entrevoit une belle opportunité de s’équiper au moment où les États-Unis, neutres encore, n’acceptent plus de faire crédit pour les achats d’armements.
Le Westernland héberge un passager de marque mais plus discret que le général. L’officier belge Louis Franck, volontaire de la Royal Navy, a aussi entrepris le long voyage précisément pour, lui aussi, s’emparer du trésor national. Un autre Belge, le député socialiste Georges Truffaut, est également sur la piste. À Londres, il a déjà rencontré tant de Gaulle que Churchill, début août.
Autres candidats, les Sénégalais – Français à l’époque – qui échafaudent les premiers plans d’une future indépendance, proclamée par Léopold Sédar Senghor (il épousa une fille d’Éboué) vingt ans plus tard seulement.
Pirogues sur le Niger
Mais où, finalement, se cache tout cet or ? Au lendemain de l’épisode de Mers el-Kébir (le 3 juillet 1940, les Britanniques y laminent la flotte française et provoquent la mort de 1 297 marins, raison aussi pour laquelle les marins de Dakar n’acceptent pas un « débarquement pacifique » des Alliés),
Boisson redoute que l’histoire se répète, que les Britanniques bombardent la flotte, sinon la ville de Dakar. Les autorités déplacent alors le trésor à la base militaire de Thiès, à une soixantaine de kilomètres des côtes, puis à Kayes.
Herbert Prack, membre autrichien antinazi du commissariat allemand auprès de la BNB, écrit clairement dans ses mémoires que l’or belge avait été le sacrifice expiatoire. Vichy rencontre les vues de la France libre sur un point financier : Sauver l’or français et, pour ce faire, sacrifier l’or belge ou, selon le plan du général de Gaulle, s’en emparer avec le concours logistique de la Navy. Fin novembre, Pierre Laval entre en scène. Pour obtenir les bonnes grâces d’Hitler – dans la balance, la libération de prisonniers français –, il appuie la cession de l’or belge (et donc aussi luxembourgeois) à la Reichsbank. Et conclut, cinglant : « Ribbentrop exige l’or, je le lui donne ».
Reste malgré tout – et ce n’est pas rien – à ramener à Berlin les 198 tonnes du précieux métal, toujours sous la menace des Alliés ou des rebelles. Les stratèges de l’or dessinent un trajet hallucinant pour quatre cargaisons. Début novembre, en guise de mise en bouche, 2 400 kilos partent par avion de Kayes pour Casablanca, Oujda et Marseille. Sinon, l’or emprunte la voie ferrée pour Bamako puis Gao (Mali actuel). Pour la traversée du désert et atteindre l’Algérie, les transporteurs privilégient des camions légers, des camions lourds puis le train. Avion de nouveau pour la traversée de la Méditerranée jusque Marseille. Train ensuite jusque Berlin. Mais, entre les deux, il y a cette aventure sur le Niger, en pirogue, pour 3 652 caisses. En fin de compte, 4 964 caisses auront été distribuées en 24 convois, le tout échelonné jusqu’au mois de mai 1942.
La BNB tente longtemps de négocier avec son homologue française pour empêcher le cadeau au Reich. Ce ne sera pas simple, d’autant moins que le Comité français de libération nationale de de Gaulle met des bâtons dans les roues. La BNB condamnera l’un de ses diplomates, Hervé Alphand, pour son « toupet » quand il refuse de régler le dossier, en contradiction avec Jean Monnet qui soutient la position de la Belgique.
Faute d’accord, le dossier se retrouve devant la Justice, à New York où un accord d’indemnisation par la France intervient finalement en octobre 1944. Les Belges avaient pris le cabinet d’avocats d’affaires de John Foster Dulles, futur secrétaire d’État du président Eisenhower. Un ancien de la Sorbonne, Dulles avait pourtant été jadis bien proche du Reich.
L’or blindé
Les procédures judiciaires entre les deux banques nationales, belge et française, ne clôturent pas les pérégrinations de l’or, loin de là. Car, après en avoir pris possession, les autorités nazies s’étaient évertuées à en faire disparaître toute traçabilité. Le métal précieux était fondu, chaque nouveau lingot frappé d’un poinçon prussien et d’une date antérieure à la déclaration de la guerre. Il vit ainsi une seconde vie en Allemagne et plus encore à l’étranger, dans les pays dits neutres, comme l’Espagne.
À la suite de la découverte de documents comptables, les investigations permettent de prouver que 55 pour cent du dépôt à la Reichsbank ont atterri à la Banque nationale suisse, à Berne, plaque tournante du blanchiment de l’or belge, luxembourgeois et autre, mais aussi des biens volés aux Juifs et dans les banques centrales de l’Europe occidentale. D’autres lingots finissent leur course en Turquie, en Roumanie, en Suède. Le Portugal de Salazar aussi, fournisseur de l’industrie de guerre allemande, se fait rétribuer avec ce métal qui jouait les prolongations au Comptoir de Macao, sur le delta de la rivière des Perles, porte d’entrée de la Chine.
Jusqu’au dernier gramme
Même principe pour l’Espagne qui vend son tungstène destiné à la fabrication des blindages, des canons, des obus, des balles. 86 tonnes d’or ont franchi la frontière entre la France et l’Espagne de juillet 1942 à décembre 1943 au poste de Canfranc. Une belle histoire mise au jour par un chauffeur de bus. En 2000 seulement, celui-ci découvre, à la gare frontière, le double de documents douaniers attestant le transport de caisses depuis le quai français jusqu’au quai espagnol.
Les Alliés ne sont pas dupes de ce trafic. Ils tentent de faire pression sur les pays neutres pour les décourager à accepter l’or suspect dont, finalement, l’utilisation comme monnaie d’échange sert surtout à prolonger la guerre. Avec l’Espagne, il s’agit de mettre des gants, éviter la tentation ibérique d’occuper Gibraltar, poste de guet existentiel des Britanniques. Dès mai 1940, Hitler n’avait-il pas proposé son aide pour placer les hommes de Franco sur le Rocher ?
En 1945, l’or en goguette conduit les troupes du général Patton dans la région des mines de sel de Merkers-Kaiser-
oda, en Thuringe, à quelque 300 kilomètres au sud-ouest de Berlin, zone réservée après-guerre à l’Union soviétique. Le 4 avril, deux Military Police recueillent des témoignages sur l’existence d’un véritable trésor en œuvres d’art, en devises allemandes et étrangères. Seraient également entreposés là des tonnes d’or, des sacs de bijoux et d’argent, des dents en or venus des camps de concentration. Il suffira de percer quelques murs dans la mine pour découvrir le trésor. Dont 237 tonnes d’or.
A l’issue de la guerre, une Commission tripartite de l’or nazi sera chargée de l’indemnisation. Son travail ne se terminera qu’après plus d’un demi-siècle de travaux. (Pour peu, l’or aurait pu disparaître. Une idée saugrenue avait traversé l’esprit du général Patton : Faire fondre l’or pour façonner des médailles militaires et en décorer ses soldats.) Le Luxembourg finit par retrouver ses réserves. Selon Walter Pluym, « de tous les pays spoliés, la Belgique fut le seul pays, avec le Luxembourg, qui ait récupéré son or jusqu’au dernier gramme. Assurément un dénouement heureux après un incroyable périple ».