L’enjeu profond de la guerre en Ukraine est celui de la construction d’un contre-mythe démocratique face à la réactivation de la doctrine stalinienne

Mythologies web

d'Lëtzebuerger Land vom 27.05.2022

En 1957, Roland Barthes publia ce qui aujourd’hui encore demeure son ouvrage le plus célèbre : Mythologies. Composé de 36 chroniques (publiées auparavant dans l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur), le livre illustrait, à travers des cas très divers, en quel sens la civilisation moderne – dans le cas présent la France de la IVe République – était tout autant saturée de pensée mythique que les sociétés supposément « primitives ». Structuralisme oblige, Barthes donnait (dans le texte conclusif du recueil) une définition abstraite, en partie empruntée à l’anthropologie de Lévi-Strauss, de ce qu’il entendait par « mythe ». Des chroniques elles-mêmes on peut tirer une définition moins technique : un mythe est une croyance ou une pratique socialement partagée, à laquelle les sujets adhèrent comme à une « vérité évidente » ou à laquelle ils s’adonnent comme à une activité spontanée et libre, alors qu’il s’agit d’une représentation conventionnelle ou d’une pratique ritualisée, intériorisées socialement. Le mythe rend naturel ce qui est conventionnel : il identifie une façon de représenter la réalité à cette réalité elle-même.

La fonction sociale des mythes

A l’époque où Mythologies parut, beaucoup – et Barthes lui-même – pensaient que le mythe était une « idéologie » au sens marxiste du terme, c’est-à-dire qu’il travestissait des rapports de domination de classe (avec la « bourgeoisie » et la « petite bourgeoisie » aux commandes) et était le symptôme d’une société aliénée. Depuis, de l’eau est passée sous les ponts. D’une part, la société communiste censée mettre fin à l’aliénation bourgeoise s’est révélée être, partout où elle a été imposée, un décor en papier mâché maquillant (à peine) de couleurs kitsch un appareil étatique totalitaire et prédateur. D’autre part, si, comme Barthes le suggérait, toute société sécrète ses mythes, on doit supposer non seulement qu’ils remplissent des fonctions multiples (même à l’intérieur d’une société donnée), mais encore que leurs effets sont selon les cas, positifs, indifférents ou négatifs pour la société qui les secrète. Donc, bien que du point de vue cognitif un mythe soit toujours une représentation imaginaire qui, à des titres divers, construit le réel qu’il prétend décrire, cela ne signifie pas que, du même coup, il ne peut être que nocif.

Il convient en particulier de distinguer le mythe de la manipulation (et donc aussi de la propagande, politique ou autre). Si le but de toute manipulation et de toute propagande est effectivement d’atteindre la puissance d’évidence d’un mythe, c’est un but hors d’atteinte : le mythe fonctionne par auto-persuasion, alors que la manipulation est imposée de l’extérieur. Elle est d’ailleurs généralement accompagnée de chantages ou de contraintes qui en exposent le caractère factice. Bien entendu, mythe et manipulation cohabitent souvent, mais leur mode de fonctionnement n’est pas le même.

Les mythes étudiés par Barthes étaient colportés par la presse écrite, la radio, la télévision naissante, le cinéma, le théâtre, les industries du divertissement, etc. Marshall McLuhan avait noté, à peu près à la même époque et à propos, plus précisément, de la presse populaire, que celle-ci, considérée in toto, ne livrait pas une vision ou un point de vue uniques, mais mettait en scène la mosaïque de postures de la conscience collective à un moment donné. Ce trait est une caractéristique générale des mythes dans les sociétés modernes : ils sont « décentralisés », polyphoniques et en flux permanent.

Mais depuis l’époque de Barthes, le centre de gravité de la « mythogenèse » s’est déplacé des mass-média et industries de divertissement classiques vers des supports digitaux en ligne accessibles sur les réseaux virtuels d’internet. La nature distribuée (ou polycentrée) de ces réseaux n’a fait qu’accentuer les phénomènes décrits par McLuhan à propos de la presse populaire.). S’il est vrai que « le médium est le message », on doit d’attendre à ce que les mythologies répandues par le web soient fort différentes de celles étudiées par Roland Barthes.

Mythologies Web 1.0 et Web 2.0

En 2015, un hebdomadaire français (Marianne) publia une série de huit chroniques, dues à divers auteurs, intitulées « Mythologies 2.0 » et qui précisément se proposaient de continuer l’entreprise critique de Barthes à l’époque du web. Le « 2.0 » se référait à l’Internet de deuxième génération, celui des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram, etc.), des blogs et des plateformes (du genre YouTube). En réalité, Internet 1.0, le web de première génération, celui des sites, des liens hypertextuels et, surtout, des moteurs de recherche, était déjà une puissante machine à fabriquer des mythes.

Le cas des moteurs de recherche est particulièrement révélateur. Nous avons tendance à croire qu’ils fonctionnent de la même manière que les fichiers d’un catalogue de bibliothèque c’est-à-dire en vertu d’un classement neutre fondé sur l’ordre alphabétique combiné éventuellement à des sous-divisions thématiques. Il n’en est rien. Lorsque j’entre une requête dans un moteur de recherche, elle est d’abord, par défaut, décomposée en mots-clefs qui sont traités de manière autonome. Ceci augmente certes le nombre de cibles visées, mais cela dé-spécifie aussi la requête. Et surtout, lorsque le moteur de recherche reçoit les réponses correspondant aux différents mots clefs indexés, il les fait passer par un algorithme qui les classe selon la quantité de requêtes passées pointant vers elles et selon mes propres requêtes antérieures. Du même coup, ce sont les réponses qui correspondent le plus près aux intérêts exprimés avant moi par les autres « internautes » ainsi qu’à mes propres intérêts passés qui seront mises en avant. En particulier, les moteurs de recherche ne classent pas les informations d’après leur fiabilité. Ils ne discriminent pas entre opinions et connaissances. Un article d’une revue scientifique est traité de la même manière qu’une contribution conspirationniste. Si le site conspirationniste a bénéficié de plus de clics que le site de la revue scientifique, il sera mis en avant alors que l’article scientifique se trouvera relégué dans des pages beaucoup plus rarement consultées.

Internet 2.0 a démultiplié ces biais cognitifs inhérents à Internet 1.0. Il y surajouté d’autres dynamiques « mythogénétiques », incroyablement plus puissantes. Le principe de fonctionnement des réseaux, et tout particulièrement de Twitter, reprend en effet celui de la rumeur. Comme celle-ci, il fonctionne selon le principe d’une information transmise directement, de manière non filtrée, d’individu à individu. Et on y retrouve les trois processus de base de la dynamique des rumeurs : la réduction (le message est simplifié au fur et à mesure de ses transmissions interindividuelles), l’accentuation (certains traits sont renforcés, d’autres affaiblis) et l’assimilation (les individus s’approprient les messages qui s’accordent avec leurs valeurs, leurs croyances préalables, leurs investissements émotifs). S’y ajoute un puissant effet agrégatif : une chaîne de tweets couronnée de succès se cristallise en une communauté de croyances et de préférences fonctionnant selon un principe d’auto-confirmation et de renforcement circulaire. « Ce que tu crois est vrai parce que je crois la même chose, et ce que je crois est vrai parce que tu crois la même chose » : telle est la dynamique puissante, car régie par la redondance et la tautologie, des mythologies 2.0 et des communautés virtuelles qu’elles génèrent.

Démocratie et réseaux sociaux

Pourtant, évaluer les réseaux sociaux uniquement par rapport au problème des biais cognitifs risque de nous faire oublier leurs potentialités positives, qui sont tout aussi importantes. Par leur caractère ouvert et non hiérarchique ils ont des vertus proprement démocratiques. Cela tient au fait que le mode de formation des communautés digitales de croyances et de préférences est le même que celui du vote démocratique. Les deux sont régis par la mise en concurrence et l’agrégation de choix individuels ayant tous le même poids : « un homme une voix » et « un homme un tweet (ou un like) ». La liberté de choix implique bien entendu la liberté d’opinion. Donc pour être opératoires, les deux systèmes présupposent la non-restriction des opinions pouvant légitimement motiver tel choix plutôt que tel autre. Il n’est donc pas non plus étonnant que tous les deux aient à affronter le même dilemme : est-ce que la liberté d’opinion doit valoir aussi pour celles qui visent à la détruire ? Ce qui est certain en tout cas est que, du fait de leur principe de fonctionnement, les réseaux sociaux sont, tout comme le vote libre, incompatibles avec les États non démocratiques. Ainsi, la carte géopolitique de la liberté de vote se superpose-t-elle à celle de l’accessibilité sans limitation à Internet et en particulier aux réseaux sociaux. Et on a vu à de multiples occasions le rôle important joué par les réseaux sociaux dans la formation de communautés démocratiques dissidentes, créant des mythes dissidents, de nature démocratique, s’opposant aux mythes officiels de tel ou tel pouvoir autocratique.

Guerrières Tiktok

Valeria Shashenok, jeune photographe de Tchernigov en Ukraine, possède un compte Tiktok sur lequel, avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle racontait visuellement son quotidien de jeune femme insoucieuse : sorties avec les amis, shootings de mode, pitreries diverses sur fond musical…. Imperturbable, elle a continué à tenir son journal filmé après l’invasion. Terrée sous les bombes russes frappant Tchernigov, puis évacuée à Lviv, passée en Pologne, transitant par Berlin, elle a fini par poser ses valises à Milan où elle a été recueillie par une famille locale. Ses miniatures vidéos – scénettes de sa vie personnelle, impressions visuelles, souvenirs des rencontres importantes que lui vaut sa récente notoriété Tiktok (entretien avec la BBC et avec le maire de Milan), réflexions sur son sort d’exilée – ont gardé la même forme qu’avant, car Tiktok impose sa forme fixe de haïku-vidéo à tous les contenus, à l’instar des formes fixes de la poésie classique. Mais ce qui, au départ, était le journal insouciant d’une jeune femme heureuse s’est mué en journal de guerre et d’exil. Quant au nombre d’abonnés à son compte, il n’a cessé de croître au fil des semaines. Aux dernières nouvelles ses posts étaient suivis par plus de 600 000 personnes, et une de ses vidéos mises en ligne a été vue soixante millions de fois.

Valeria Shashenok n’est pas seule. Des dizaines de milliers d’autres comptes Tiktok, Instagram, Facebook ou Twitter, détenus par des Ukrainiens et des Ukrainiennes, majoritairement jeunes, ont acquis des audiences internationales (à l’exception de la Russie, où les réseaux sociaux « non nationaux » soit ont été interdits, soit se sont sabordés eux-mêmes). D’autres publient leurs journaux intimes sur des sites internet, telle l’artiste et écrivaine réputée, Yevgenia Belorusets dont le journal Kyiv. The War Diary était publié, au jour le jour, sur le site de l’éditeur américain Isolarii. L’agrégation de toutes ces voix et visions singulières a donné naissance à un journal intime collectif et polyphonique, un kaléidoscope de perspectives individuelles et singulières montrant concrètement ce que « ça fait » de vivre en situation de guerre dans un pays envahi.

L’échec de la stratégie Guerassimov

Parmi les multiples faiblesses de la Russie dans la guerre qu’elle mène contre l’Ukraine, celle qui a le plus étonné les journalistes et experts militaires étrangers concerne le domaine de la guerre cybernétique. Depuis des années, les experts occidentaux n’avaient cessé de lancer des avertissements concernant l’avance (supposée) prise par la Russie dans la guerre cybernétique, grâce à la « stratégie Guerassimov », que son inventeur (supposé), l’actuel chef d’état-major des armées russes Valeri Guerassimov, avait résumé comme suit en 2013 : « Le focus des méthodes de combat utilisées lors des conflits modernes s’est orienté vers l’emploi généralisé de mesures politiques, économiques, informationnelles, humanitaires et autres, appliquées en synergie avec le potentiel contestataire de la population. Tout cela est complété avec l’utilisation secrète des forces spéciales, y compris l’exécution d’opérations d’information. L’utilisation ouverte de la force armée – souvent en guise de maintien de la paix ou de gestion de crise – se limite au stade final, essentiellement pour la consolidation du succès final dans le conflit. » (Military-Industrial Courier, 27 février 2013.) Aussi, lorsque la Russie déclencha la guerre en Ukraine, nous prédit-on des tornades cybernétiques de la part des hackers d’État qui allaient dévaster les systèmes de communication et les centres de commandement militaires, politiques et économiques de l’Ukraine, ou encore la paralysie complète du réseau internet ukrainien grâce à des techniques d’overflow des adresses IP des sites web et, bien sûr, le déferlement massif sur les réseaux sociaux de fake news, de deep fakes et d’opérations de manipulation de tout ordre mises en œuvre par les fermes de trolls et de bots.

Et effectivement, il y eut, et il y a encore au moment où j’écris ces lignes, de multiples tentatives de hacking, d’innombrables false flags et fausses annonces, ainsi que foison de fake news et même au moins un deep fake (le Président Zelensky annonçant la reddition des troupes ukrainiennes). Mais à ce jour, toutes ces tentatives ont fini par faire pschitt, en partie sans doute parce que les compétences de l’armée ukrainienne, formée depuis 2016 par les Américains entre autres dans la guerre électronique et cybernétique, n’ont plus rien à envier à celles de l’armée russe.

Aussi, au lieu de mener une guerre cybernétique raffinée, l’armée russe a-t-elle déployé une stratégie de rouleau compresseur « à l’ancienne ». Elle a noyé l’Ukraine sous un déluge de missiles et de bombes visant de façon indiscriminée installations militaires et logements civils, elle a assiégé et affamé les villes, mettant en œuvre la même stratégie de la terreur que celle utilisée en Afghanistan, à Grozny et à Alep.

Communication top-down vs communication bottom-up

Pourquoi en est-il ainsi ? Il faut rappeler d’abord que l’exposé de Guerassimov ne visait pas tant à inventer une nouvelle stratégie russe qu’à décrire les caractéristiques des « révolutions de couleur » (le printemps arabe, mais aussi le Maïdan ukrainien) téléguidées, selon la Russie, par l’Occident. Le message de Guerassimov était que la Russie devait s’adapter à son tour à cette nouvelle façon de faire la guerre. Il s’agissait notamment de remplacer la propagande à la soviétique par des manipulations plus raffinées, donc moins facilement reconnaissables comme telles. Des tentatives dans cette direction eurent lieu notamment lors de la campagne du Brexit au Royaume-Uni, lors de la campagne présidentielle américaine en 2016, et, bien entendu, dès 2014 en Ukraine. Pourtant si les effets de ces campagnes de manipulation ne furent pas nuls, ils ne furent jamais décisifs. Et dans le cas de l’invasion de l’Ukraine, on observe des campagnes du même type dans les médias sociaux. Mais l’échec est, à ce jour du moins, patent : en Europe, l’hameçonnage n’a été couronné de succès qu’auprès des communautés complotistes antivax, donc auprès de ceux qui avaient déjà été hameçonnés par les campagnes de désinformation russes à propos de la politique sanitaire anti-Covid, une communauté qui certes s’agite beaucoup (donc « poste » beaucoup), mais dont l’influence réelle a toujours été et est encore aujourd’hui très faible. En fait, depuis le début du conflit, la supériorité des Ukrainiens sur les Russes dans la stratégie de mobilisation des réseaux sociaux est indéniable.

Cela n’est pas étonnant. Même si un régime autocratique peut réussir à manipuler certaines sous-communautés digitales particulièrement fermées sur elles-mêmes (ce qui est le cas des cercles complotistes), l’« anarchie » (au sens étymologique du terme de « ce qui est sans commandement ») constitutive des opinions, des croyances et des valeurs, qui est indissociable des réseaux sociaux et d’Internet en général, rend inopérante toute tentative d’endoctrinement au sens propre du terme. Or, l’endoctrinement est indissociable de toute communication autocratique. Dans un régime autocratique, la construction des communautés de croyances et de valeurs est toujours top-down (par imposition), alors que, du fait de la structure foncièrement horizontale des réseaux digitaux, la formation des communautés digitales résulte toujours d’un processus bottom-up (par agrégation). Pour garantir la survie du modèle communicationnel autocratique, la seule voie possible est celle de la suppression de tout message « déviant », dans les médias traditionnels mais aussi dans le cyber-espace. Mais ce dernier est structurellement un réseau communicationnel mondialisé et ouvert, donc incontrôlable. Pour contrôler l’opinion russe, Poutine a dû couper la Russie des réseaux de communication mondiaux, et notamment des réseaux sociaux. Mais cela revenait à vendre la mèche aboutissant à une disqualification de toutes les tentatives d’intervention sur ces mêmes réseaux à l’international.

Naissance d’un contre-mythe démocratique ?

L’Ukraine adopta d’entrée de jeu la stratégie inverse d’une communication tous azimuts. Dès le premier jour de la guerre, le Président Zelensky fit une déclaration sur Zoom, qui fut immédiatement répercutée par tous les réseaux sociaux en Ukraine et à l’étranger. À partir de ce moment, l’Ukraine mit en place une stratégie de présence régulière sur toutes les plateformes communicationnelles disponibles. Les autorités ukrainiennes s’y engagèrent à tous les échelons (nationaux, provinciaux, municipaux) et dans tous les secteurs (militaire, diplomatique, intérieur, culture, etc.), s’adressant publiquement non seulement aux citoyens ukrainiens, mais aussi aux chefs d’État et parlements étrangers, et, par-dessus la tête des pouvoirs politiques, directement à l’opinion publique internationale. Prenant le monde entier à témoin, cette stratégie de communication mit en quelque sorte chacun devant ses responsabilités.

Ayant fait le choix de la démocratie, même en temps de guerre, les autorités ukrainiennes eurent aussi l’intelligence de comprendre que malgré le risque de voir les réseaux sociaux parasités par des opérations de désinformation menées par les Russes, il fallait tout faire pour continuer à en assurer l’accès aux Ukrainiens (quitte à devoir neutraliser quelques fermes de trolls et de bots installés sur le territoire ukrainien par les Russes). Il s’en est suivie une synergie extrêmement puissante entre la communication officielle (toujours susceptible d’être soupçonnée d’être de la propagande) et la communication interpersonnelle directe assurée par la présence massive des Ukrainien(ne)s sur les réseaux sociaux. Chaque message Tiktok, chaque tweet etc., posté par une victime ou un témoin direct de la violence de la guerre, agit comme une expression directe, inscrite dans le regard et la voix de celle ou de celui qui témoigne, des souffrances de la guerre. Puissants opérateurs d’empathie, les réseaux sociaux non seulement valident la sincérité des messages officiels, mais les relaient en leur donnant un contenu humain concret qui parle à tout un chacun.

Le contraste entre le désespoir, la sincérité, mais aussi la résilience et parfois la rage froide, des innombrables Valeria Shashenok se filmant dans les rues de leur quartier ou de leur village en ruine et le visage momifié de Vladimir Poutine proférant des contrevérités cyniques et des menaces dans le vide de son palais déserté, est dévastateur pour la crédibilité du pouvoir russe. Il révèle que l’enjeu profond de cette guerre est celui de la construction d’un contre-mythe démocratique face à la réactivation cynique de la doctrine stalinienne de la « grande guerre patriotique contre les envahisseurs nazis », utilisé par le « Père des peuples » pour cacher les exactions de son propre régime.

Un « caveat » reste pourtant de mise. Une communauté d’opinions et de valeurs qui se forme par agrégation bottom-up court toujours le risque d’être volatile. C’est le cas surtout lorsqu’elle est majoritaire (les communautés minoritaires sont généralement plus stables), ce qui est le cas ici. Seul l’avenir nous dira si l’élan actuel réussira à s’installer dans la durée ou n’aura été qu’un feu de paille..

Né en 1952 au Luxembourg où il passé son bac à l’Athénée, Jean-Marie Schaeffer est spécialiste d’esthétique philosophique et de théorie des arts. Il est directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

Jean-Marie Schaeffer
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