Avec la stratégie nationale de résilience qu’il a présentée lundi, Luc Frieden se présente comme le protecteur de la nation

« De nouveaux dangers que l’on découvre tous les jours »

Guy Bley et  Luc Frieden portent la stratégie  de défense nationale
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 17.10.2025

Le logo est très clair. La flèche qui chute puis se redresse avec le slogan « Lëtz Prepare » (encore un Lëtz-quelque-chose…), illustre bien la notion de « résilience », cette idée d’un rebond après une difficulté. Mais il y a un problème : Une fois que l’on a saisi l’idée derrière le graphisme, on connait à peu près tout des 44 pages de cette Stratégie de résilience nationale (SNR).

L’introduction, très axée sur le pathos, rappelle dès la première ligne que nous vivons « dans une ère de polycrises et d’interdépendance mondiale ». La Russie est nommée en tant qu’« acteur hostile », tandis qu’on n’y trouve aucune référence explicite au changement climatique ou aux catastrophes naturelles. Les tempêtes, les inondations ou les sècheresses (et peut-être bientôt les feux de forêt) ont pourtant déjà provoqué des situations critiques sur le territoire national. La résilience dont il est question, ici, use de poncifs langagiers tels que : « Les menaces actuelles sont évolutives, complexes et interconnectées ; la réponse doit être proactive, intégrée et coordonnée au niveau national ».

La Stratégie nationale de résilience est portée par huit piliers, de la défense de la démocratie à la préparation militaire, en passant par la cybersécurité. Tous sont traités sur le même format. À la suite du propos liminaire, on trouve des mesures (« actions clés ») devant permettre d’atteindre l’objectif. On en dénombre 150, presque toutes floues et ne faisant généralement pas référence aux outils pour y parvenir. Comme si une to do list punaisée dans un bureau se retrouvait dans un document officiel édité avec soin.

Quel est le sens à donner à ce recueil d’intentions ? Alors que le débat autour de la conscription ou d’un service civil obligatoire a accouché d’une fin de non-recevoir à la Chambre au mois de janvier, Luc Frieden avait annoncé en mai lors du discours sur l’état de la nation qu’il présenterait dans l’année la première stratégie nationale de résilience du pays. Cette thématique était l’un des éléments centraux de sa déclaration. Lundi, il s’est donc offert une séquence de communication persuasive. D’abord, un inventaire à la Prévert en guise d’appel à la peur : « Guerre classique, mais surtout cyberattaque, drones, désinformation via les médias sociaux, catastrophes naturelles, accident à la centrale nucléaire de Cattenom et beaucoup d’autres ». Puis, contraste émotionnel, la présentation d’une stratégie rassurante censée provoquer un sentiment de soulagement.

Ce procédé permet au Premier ministre de jouer le rôle du leader qui garantit la sécurité de la population, des institutions et, il ne faudrait pas l’oublier, de l’économie. Après des séquences particulièrement loupées où il a brisé le modèle social (et menacé l’unité de son propre parti et du gouvernement), cette Stratégie nationale de résilience lui permet de se poser en rassembleur, garant de la solidarité nationale en cas de crise de grande envergure. De CEO, il est devenu pater familias. Mais la ficelle est un peu grosse.

Lundi matin, devant la Commission des institutions, le Premier ministre a insisté pour expliquer que ce dossier transversal devait « dépasser les querelles de partis » et être porté par le pays tout entier. Guy Bley, le Haut-Commissaire à la protection civile (HCPN), que Frieden a d’ailleurs toujours appelé par erreur « directeur », était ses côtés. Ils ont offert aux députés un exposé PowerPoint illustrant les grandes lignes de la stratégie, mais la documentation a été remise aux élus une demi-heure… après la clôture de la réunion. « Vous nous parlez de 150 mesures, mais nous ne savons pas lesquelles, comment tenir une discussion dans ces conditions ? Vous ne parlez pas non plus du budget, du calendrier, des questions de personnel ou du monitoring qui permettrait de faire le suivi de la mise en place de cette stratégie. Cette manière de faire est une habitude chez vous, et elle n’est pas très constructive », s’agaçait Sam Tanson (Déi Gréng).

Luc Frieden lui répondait que cette stratégie était une étape dans un long processus débuté avant lui et qu’il était impossible de donner un calendrier ou un budget précis. « Nous sommes déjà bien avancés sur certains points, mais beaucoup moins sur d’autres. Sans compter que nous devons l’actualiser à de nouveaux dangers que l’on découvre tous les jours », affirmait-il, en promettant qu’il reviendrait prochainement présenter à la Commission sa stratégie plus en détail.

La résilience, un mot-valise

Ces dernières années, la notion de la résilience s’est propagée dans un très grand nombre de domaines, quitte à être totalement dénaturée de son sens. Étymologiquement, il vient du latin « resilire », qui signifie « rebondir ». Son usage s’est intensifié à partir du XIXe siècle dans le contexte de l’essor de la sidérurgie. La résilience est alors la capacité d’un matériau à absorber de l’énergie quand il se déforme sous l’effet d’un choc. La notion est ensuite utilisée en écologie, où elle qualifie la capacité d’un système vivant à s’adapter et à se reconstruire après une attaque extérieure. Elle apparait en psychologie au début des années 1980 aux Etats-Unis, puis est largement popularisée par les travaux du psychanalyste français Boris Cyrulnik. « La résilience est la capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable en dépit d’une adversité qui comporte normalement le risque grave d’une issue négative », explique dans son livre Un merveilleux malheur, en 1999.

La résilience ne peut pas être considérée comme un concept, tant elle a pris de sens différents. Dans le cas de la Stratégie nationale présentée par Luc Frieden, le glissement sémantique est flagrant. La résilience n’est plus la capacité de se remettre d’un choc (comme en physique), ni de se développer positivement après un traumatisme (comme en psychologie). Elle devient la capacité à anticiper et accepter des difficultés jugées inévitables.

Dans un article paru en 2018 dans le bulletin de la Société hydrologique de France, Magali Reghezza-Zitt, géographe à l’École nationale supérieure de Paris, explique que la résilience est désormais vue comme une « solution miracle pour dépasser l’échec des politiques de préventions des désastres, [une] réponse à la globalisation des risques et à la résurgence de l’incertitude, [un] aveu d’impuissance face à la complexité des menaces et des crises, [un] instrument normatif pour gouverner les vulnérables. »

Ses craintes trouvent un écho dans la stratégie luxembourgeoise. Les actions clés du deuxième pilier (« Une société résiliente »), celui qui concerne le plus la population, sont vagues, certaines à la limite de la naïveté. Par exemple : « évaluer régulièrement la perception des risques auprès de la population » ou « promouvoir et renforcer le rôle des communes comme acteurs locaux clés dans la gestion de crise ». L’idéologie portée par d’autres propositions est même inquiétante. Le point seize du même chapitre indique qu’il faut « renforcer la résilience physique et mentale de la population pour la rendre plus autonome. » On perçoit ici le culte de la performance individuelle, de la glorification de l’épreuve, un des points cardinaux de l’idéologie néolibérale. Certes, il faut survivre pour être résilient, mais alors, comment soutenir les plus faibles ?

Dans la même lignée, on est frappé de constater les injonctions contenues dans le pilier quatre, « Une économie résiliente », dont les chapitres sont nettement plus étayés. On y apprend que les principaux enjeux de la résilience à la luxembourgeoise sont : « Diversifier le secteur financier afin de garantir un cadre propice au développement de la place financière », « Renforcer la robustesse financière pour une économie résiliente », « Garantir le partenariat public-privé », « Soutenir l’industrie spatiale » ou encore « Prévoir des outils appropriés pour la flexibilité du marché du travail en cas de crise ».

Pas très collaboratif

Luc Frieden et Guy Bley ont beaucoup insisté sur le caractère collaboratif de leur stratégie. Les experts reconnaissent que ce volet participatif et inclusif est sans doute le plus intéressant de la résilience. Mais sur ce plan-là aussi, il semble qu’il y ait encore beaucoup de travail à accomplir. À une question posée par Sam Tanson lors de la Commission à propos du budget de cette stratégie, Guy Bley a répondu à côté, mais sa réponse était tout de même intéressante : « La stratégie a été exclusivement réalisée en interne (au HCPN, ndlr), sans aucune aide extérieure. »

Sur demande du Land, la Ville de Luxembourg indiquait que son coordinateur opérationnel de la cellule de crise, Jean-Claude Ralinger, n’avait pas été contacté par le HCPN pour l’élaboration de la stratégie. Le chief resilience officer d’Esch-sur-Alzette, Philippe Weis, n’a pas non plus été convié aux réflexions. Que vaut alors l’exigence d’un effort commun à tout le pays si les responsables de ce ressort dans les deux villes les plus peuplées du pays ne sont pas consultés (environ 172 000 habitants à elles deux, soit plus du quart de la population du pays) ?

Un autre axe de coopération reste à l’heure actuelle très hypothétique : celui censé relier les secteurs civils et militaires, alors qu’il n’existe aujourd’hui aucune interface entre ces deux mondes. « Nous ne sommes pas un gouvernement qui impose des choses aux gens », assurait lundi Luc Frieden, assurant ne pas remettre sur la place publique la possibilité d’un service militaire ou civil obligatoire. Pour autant, il n’a évoqué ni méthode ni cadre financier susceptibles d’initier des synergies. Or l’armée manque d’effectif et elle va devoir recruter massivement pour répondre aux nouvelles missions qui viennent de lui être confiées. Bien que son budget augmente spectaculairement, aucune ligne ne prévoit la formation et l’encadrement de civils.

La collaboration politique est également sujette à caution, puisque les députés de la commission parlementaire n’auront pas eu la primeur des annonces, comme le confirme au Land le ministère des Affaires intérieures, responsable de la protection civile, du CGDIS et de la gestion des catastrophes : « Les grandes lignes de la Stratégie nationale de résilience ont été présentées brièvement à la plateforme des communes résilientes par le HCPN le vendredi 10 octobre à Hespérange. » Lors de cet évènement, auquel a participé le ministre Léon Gloden (CSV), les participants ont découvert « quelques slides sommaires pour illustrer la structure de la stratégie, son schéma et ses huit piliers. » La commission n’a pas eu le droit à beaucoup plus. Le ministère précise que seules les communes et les syndicats de commune avaient été invités lors de cette journée, qui n’était donc pas ouverte au grand public.

Mardi, sur RTL, Guy Bley répondait aux auditeurs en leur conseillant d’avoir toujours sous la main un paquetage contenant de la nourriture pour 72 heures, « deux ou trois litres d’eau par personne » et « une lampe de poche ». Quant à celles et ceux qui demandaient, inquiets, où se rendre en cas de bombardement, il tentait de les rassurer : « Nous n’avons pas de bunker au Luxembourg, nous nous concentrons sur les menaces les plus réalistes. » La veille, Luc Frieden indiquait que «la construction d’abris n’était pas prévue » et qu’il ne s’attendait pas « à voir des Panzer traverser la frontière ». On est rassurés.

Erwan Nonet
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