Carlos Zeyen, victime collatérale de l‘Offshore leaks ?

Un dossier sensible

d'Lëtzebuerger Land vom 12.04.2013

Ça pourrait être le versant luxembourgeois de l’affaire Offshore leaks, tant les ingrédients et le calendrier correspondent à la publication, la semaine dernière, des informations sur les comptes offshore de plusieurs personnalités de la vie publique et politique en Europe. Il y a aussi beaucoup de vent dans les révélations que le journal allemand Bild a faites sur les prétendus comptes que le magistrat luxembourgeois Carlos Zeyen et vice-président d’Eurojust, l’unité de coopération judiciaire européenne, détiendrait à Panama, ce qui tendrait d’ailleurs à relativiser un peu la fiabilité de certaines informations de l’Offshore leaks, sans en remettre en cause pour autant l’utilité que ses révélations ont eu sur l’évolution de l’environnement international ces derniers jours (lire pages 2-3). On ne se départira pas pour autant du malaise provoqué par cet acharnement d’un journal allemand sur le passé d’un magistrat qui incarna pendant près d’une décennie la lutte contre le blanchiment d’argent et qui fut auparavant un avocat d’un des plus importants cabinets d’affaires au Luxembourg, dans lequel un ministre des Finances, en l’occurrence Luc Frieden, CSV, fit ses premières armes à la fin des années 1980 et en fut ensuite associé, avant d’embrasser la carrière politique. Les attaques successives à l’artillerie lourde de Bild ont pour toutes ces raisons des relents assez nauséabonds, et ressemblent de plus en plus à une campagne orchestrée par les Allemands pour acculer le magistrat luxembourgeois à la démission, en jetant sur lui le doute et la suspicion, non sans rejaillir au passage sur l’image du Luxembourg.

Pour autant, l’organisation Eurojust semble conserver intacte la confiance qu’elle a placée dans Carlos Zeyen. Le gouvernement luxembourgeois, qui avait volé à son secours en janvier dernier, après les premières révélations de Bild, n’a pas encore pris position à la suite des nouvelles attaques du journal et de l’ouverture, la semaine dernière, d’une seconde ligne de front. Le ministre de la Justice François Biltgen, CSV, va-t-il soutenir avec la même détermination qu’en début d’année l’actuel représentant luxembourgeois d’Eurojust ? La question reste ouverte. Après avoir ressorti des fonds de tiroirs une affaire remontant à plus de vingt ans sur le financement du SED, le Parti socialiste unifié de l’ex-Allemagne de l’Est (RDA), affaire qui fut d’ailleurs discutée publiquement en 1993, peu après la réunification devant le Bundestag, Bild a mis la main sur des sociétés offshore du Panama dans lesquelles Carlos Zeyen serait, bien qu’il s’en défende, encore actif à l’heure actuelle. À tout le moins, son nom figure toujours sur les registres officiels des sociétés panaméennes, ce qui n’est pas sans poser des questions sur la fiabilité des mises à jour qui y sont effectuées par les autorités. Le journal cite notamment les noms des sociétés Luxinvestor et Uranus Business, mais ne révèle pas l’ensemble des noms à sa disposition. Pour garder des munitions ? Sa liste contiendrait une quinzaine d’offshores. À noter dans l’affaire du SED, que dans l’une des sociétés incriminées, constituées à la mi-juin 1990, à l’heure où la RDA existait encore avec un parlement démocratiquement élu, figuraient une poignée de députés est-Allemands, dont le célèbre professeur Lothar Bisky, qui est aujourd’hui membre du Parlement européen. Il y fut d’ailleurs pendant plusieurs années le chef de la fraction des Gauches unitaires européennes.

Contacté par le Land, le magistrat luxembourgeois dément formellement être encore actif dans des sociétés depuis qu’il a quitté la profession d’avocat en 1998. Il assure être victime d’attaques malveillantes : « Je tiens à souligner, dit-il dans un entretien téléphonique, que depuis 1998, je n’étais plus actif dans les sociétés en question, ni dans d’autres créées par mes anciens cabinets, et je n’avais plus donné de signature pour leurs activités, ni touché la moindre rémunération. Je n’ai pas commis d’infraction à la loi pénale, ni violé la moindre règle déontologique », poursuit le magistrat qui a dirigé dès sa création la Cellule de renseignements financiers du Parquet. Il affirme d’ailleurs avoir « la conscience tranquille ».

« Si avant 1998, s’explique-t-il en faisant référence à la ‘liste Bild’, par une des sociétés en question ou par un de leurs bénéficiaires économiques, une infraction à la loi pénale aurait été commise, c’était à mon insu ». Le magistrat reconnaît bien sûr que dans sa vie professionnelle antérieure, et à l’instar de ce que faisaient aussi les banques, les sociétés fiduciaires leur appartenant, les autres fiduciaires ainsi que de nombreux avocats de la place financière, les cabinets d’avocats auxquels il a successivement appartenu avaient constitué entre 1986 et 1991 des sociétés panaméennes, mais aussi ailleurs dans d’autres juridictions offshores et y avaient accepté des mandats fiduciaires, soit en tant qu’actionnaires, soit en qualité d’administrateurs. Rien là d’une activité criminelle ni répréhensible, puisque la structuration de patrimoine au travers de montages de sociétés, offshores ou non, constitue jusqu’à nouvel ordre un des fonds de commerce parmi les plus lucratifs de la place financière. Carlos Zeyen, et il s’agit là d’une information de notoriété publique, fut associé de deux cabinets : d’abord l’étude Zeyen et Schmitt, Bonn et Prum, de 1986 à janvier 1990, puis du cabinet Zeyen, Beghin, Feider, Loeff. Claeys, Verbeke de 1990 à 1998. À cette époque, à la fin des années 1980, il y avait un désert législatif en matière de connaissance et d’identification des clients, à fortiori pour les avocats, qui échapperont pendant longtemps aux règles qui furent d’abord imposées aux banquiers avant d’être étendues à tous les professionnels liés de près ou de loin à l’activité financière. Il faudra attendre le début des années 1990 et une circulaire du Barreau de Luxembourg, pour que soit introduite l’obligation de prendre une copie de la carte d’identité du client. « Les véritables règles KYC (know your customer, ndlr) n’ont été introduites pour les avocats qu’en vertu d’une réglementation européenne en 2004 », précise le magistrat d’Eurojust.

Alors qu’il pensait avoir tiré un trait et purgé définitivement son passé d’avocat d’affaires, le voici obligé de replonger tête la première plus de quinze ans, voire vingt ans en arrière pour se défendre face à des adversaires réputés intraitables et surtout dans des conditions difficiles, en raison du secret professionnel qui le lie et qui limite probablement sa liberté de manœuvre pour parler de ses précédentes activités. Reste la mémoire. « Lors des prédites constitutions des sociétés, se souvient le magistrat, il ne s’agissait le plus souvent pas de clients directs du cabinet, la plus grande majorité nous ayant été adressée par des banques clientes, surtout de moindre taille et n’ayant pas leur propre département ou société de création et domiciliation de sociétés, et dont nous pouvions de toute façon admettre que le KYC avait été accompli ».

En rejoignant la magistrature en 1998, Carlos Zeyen a-t-il exigé de ses associés que les compteurs soient mis à zéro pour entrer dans sa nouvelle vie et faire en sorte que son passé dans les affaires ne puisse pas le rattraper, ses nouvelles fonctions étant devenues incompatibles avec des mandats d’administrateurs dans des sociétés écrans ? Le ménage a-t-il été fait proprement ? Il y a eu une autre affaire à côté de celles de Bild, colportée cette fois par la presse française : l’affaire de Jade au début des années 2000, qui s’est dégonflée comme un balon de baudruche. L’intéressé refuse de s’exprimer sur son passé au Barreau. Il se contente de dire que n’ayant plus d’accès direct aux dossiers des sociétés incriminées, il lui est difficile de se défendre et de répondre aux assertions des médias. Il affirme néanmoins avoir été « très surpris » lorsque le journaliste de Bild l’a informé que son nom figurait toujours au conseil d’administration d’un certain nombre de sociétés panaméennes. D’autant plus que les faits remontent si loin dans le temps qu’il est probable que certains dossiers ne soient plus disponibles en raison des délais de conservation des documents de dix ans pour les avocats. « Mes propres recherches, souligne-t-il, m’ont permis d’établir que sur une liste de quinze noms de sociétés dont Bild assure disposer, j’ai pu constater que deux des sociétés ont bien été dissoutes ». Il s’agit en l’occurrence de Law Consult et de Media Consult. Pour une troisième « panaméenne », Primero Business, Carlos Zeyen indique avoir la preuve qu’elle fut dissoute dans les règles en 1993. Or, elle figure toujours comme étant active sur le registre officiel du Panama. La question de la fiabilité du registre panaméen et de ses sociétés fantômes est ici directement en cause. On pourrait d’ailleurs longuement disserter sur la gouvernance de cette juridiction, pourtant encore très prisée pour les montages patrimoniaux des Occidentaux, sans doute en raison de son opacité. Les progrès réalisés par les autorités panaméennes pour améliorer sa gouvernance, faire le ménage et se conformer aux standards internationaux, notamment en matière de lutte contre le blanchiment, sont assez récents. C’est seulement en 2005 que des dispositions ont été prises pour dissoudre d’office des sociétés qui n’étaient pas en « good standing » au cours des dix dernières années.

Le journal allemand a-t-il alors exagéré le nombre de sociétés offshore dans lesquelles le nom de Carlos Zeyen serait apparu ? « La plupart des sociétés étaient certainement inactives depuis probablement 1992/1993 déjà », assure-t-il. Que resterait-il de cette affaire ? Une peau de chagrin sans doute, s’il n’y avait pas cet acharnement médiatique sur le Luxembourg et tout ce qui touche à sa place financière. Et Carlos Zeyen pourrait en être une de ses premières victimes collatérales au grand-duché.

Véronique Poujol
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