« Nous demandons à la pensée qu’elle dissipe les brouillards et les obscurités, qu’elle mette de l’ordre et de la clarté dans le réel, qu’elle révèle les lois qui la gouvernent. » Edgar Morin
En effet, l’homme a besoin de mettre de l’ordre dans le chaos et de structurer sa pensée. Souvent, cette structuration passe par une pensée binaire qui s’exprime en oppositions : par exemple noir/blanc, chaud/froid, gentil/méchant et ainsi de suite.
Cependant la réalité que nous vivons est parfois bien plus complexe et dépasse de loin les seules oppositions. En effet, la pensée binaire n’est parfois pas suffisante pour comprendre la complexité d’une situation. Et rester figé sur cette optique binaire nous laisse souvent dans l’incapacité de résoudre la tension qui découle de ce type d’opposition. Il est vrai, la structuration de la pensée est à la fois une aide, car elle nous permet d’avancer dans un monde devenu plus compréhensible, mais elle est également une gêne, lorsqu’il s’agit de comprendre une situation plus complexe qui nécessiterait peut-être un changement de dimension. L’adage de Paul Valéry selon lequel ce qui est simple est faux, mais ce qui est compliqué est inutilisable, prend alors tout son sens.
Ce qui est vrai dans le monde en général est évidemment aussi transposable dans le monde de l’entreprise. Ainsi, gérer l’urgence et se projeter à long terme, déléguer et être décideur, investir sans s’endetter sont des situations fréquentes dans les choix stratégiques des organisations de toute taille. On les nomme situations paradoxales et les tensions qui y sont reliées sont alors appelées « tensions paradoxales ».
Qu’est-ce qu’une tension paradoxale ?
La science nous apprend à d’abord bien définir les choses, avant de chercher à les comprendre. Dans ce sens, les chercheurs en sciences de gestion ont alors défini le paradoxe, ou plus exactement la « tension paradoxale », qui est cette tension qui peut naître entre deux pôles qui sont en apparente opposition. En effet, le paradoxe n’est en soi pas détectable, on ne le perçoit que quand une tension s’exprime. Selon Lewis (2000), une tension est considérée comme paradoxale, lorsque des perspectives, sentiments, messages, demandes, identités, intérêts et/ou pratiques sont contradictoires mais reliées.
Le paradoxe relie les deux faces d’une même pièce. Pour revenir vers un exemple de la vie courante, voici une tension paradoxale que nous vivons assez facilement : Vous savez que le lendemain vous devez vous lever tôt et que la journée sera difficile. Cependant, vous ne réussissez pas à vous endormir et ceci génère du stress qui vous empêche encore plus de vous endormir. Il s’agit bien là d’une tension paradoxale, d’un message contradictoire que vous formulez à vous-même et qui est le suivant : vite (vous vous mettez sous tension), endors-toi (nécessite de la relaxation) ! Et bien dans les organisations, comme déjà souligné ci-dessus, il existe également des situations paradoxales qui peuvent générer des tensions.
Pourquoi une tension paradoxale naît-elle en entreprise ?
Une tension paradoxale apparaît souvent lorsqu’il y a un changement de situation. En effet, l’entreprise n’est pas un ensemble stable, mais changeant. De façon plus précise encore, dans une organisation, continuité et changements se côtoient souvent de façon parallèle plutôt que consécutive. De cette cohabitation entre mouvement et stabilité peuvent naître des tensions. Certaines de ces tensions peuvent être issues de l’opposition de polarités, cependant complémentaires, ce sont alors nos fameuses tensions paradoxales. Il est donc tout à fait normal qu’on vive des tensions paradoxales en entreprise.
Que faut-il retenir de ces tensions paradoxales dans le cadre de l’entreprise ? Nombreuses recherches soulignent que la performance d’une organisation, surtout dans le long terme, est souvent reliée à la prise en considération simultanée de demandes multiples et divergentes. Le fait que performance et gestion des tensions paradoxales soient liées est également souligné par les chercheurs.
D’un point de vue pratique ceci signifie que le manager polyvalent, multitâche, travaillant sur divers sujets et capable de réflexions synthétiques est plus favorable au développement de son entreprise que le manager qui se focalise sur une tâche après l’autre.
Plus récemment encore, des chercheurs ont même mis en évidence que la gestion complémentaire des paradoxes génère un accroissement de la performance. Cette trouvaille va bien au-delà de ce que nous venons d’écrire précédemment. En effet, ceci souligne qu’un manager peut convertir les tensions paradoxales en avantage pour son entreprise.
Comment faire lorsque des tensions paradoxales apparaissent en entreprise ?
Le management des tensions paradoxales implique un changement de dimension, il demande de passer sur un plan différent. Ceci sollicite chez le manager sa capacité à intégrer des personnes, des services ou des objectifs dans un tout plus vaste allant au-delà de chacun des pôles.
Les travaux récents sur les paradoxes en organisation identifient deux stratégies de management des paradoxes : l’acceptation et la résolution. La première stratégie de l’acceptation est mise en lumière par Poole et Van de Ven (1989). Dans ce cas, l’acceptation vise à maintenir une séparation entre les tensions tout en tenant compte de leurs spécificités. L’acceptation incite ainsi les acteurs à « vivre avec » le paradoxe et, en même temps, à prendre du recul sur la situation. Chercher à concilier les contraires va favoriser une certaine créativité chez ces mêmes acteurs.
La seconde stratégie de management des paradoxes est la résolution. Dans ce cas, Poole et Van de Ven identifient deux stratégies génériques : la séparation spatiale, en privilégiant, par exemple, l’autonomie pour une business unit et pas pour une autre ; et la séparation temporelle des oppositions en choisissant ponctuellement d’opter pour le pôle d’une tension avant de choisir l’autre. Une combinatoire des deux stratégies de séparation temporelle et spatiale est tout à fait possible selon les auteurs.
Comme l’écrit le Taoïste François Cheng de l’Académie Française sur le Vide Médian intervenant à chaque fois que le Yin et le Yang sont présents : « Drainant la meilleure part des deux, il est ce troisième souffle qui élève l’un et l’autre vers une transformation créatrice et leur permet de se dépasser ». À nous de rechercher ce souffle, de vivre avec les paradoxes et de tendre vers plus de créativité dans nos modes de management.