La simplification des process pour innover

Libérez… simplifiez !

Innovation
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 03.03.2017

Complexité environnementale et organisationnelle ne font pas bon ménage. À en croire l’engouement récent porté aux entreprises dites « libérées », le management et les process, longtemps considérés comme les piliers de l’organisation moderne, freineraient l’innovation et, par la même, engendreraient un impact négatif sur le « bonheur » des salariés. Or, la mondialisation s’apparente à une course à l’innovation pour garantir la compétitivité des entreprises… et qui se trouve aux premières loges du processus d’innovation ? D’évidence les salariés. Même si les clients occupent une place de plus en plus centrale dans le processus d’innovation et la création de valeur qui en découle, ce sont les salariés qui sont directement en contact avec eux (Garcia, Granata et Laval, 2014). Fort de ce constat, il conviendrait donc de libérer les forces créatrices de l’entreprise afin de gagner cette course à l’innovation.

De plus, les nouveaux talents fraichement sortis des bancs des écoles de management ont largement intégré la contrainte de mobilité dans leur gestion de carrière. Parmi eux, de « hauts potentiels », en capacité d’innover ou de repenser les produits et services de l’entreprise, doivent être rapidement identifiés et fidélisés. En cas de mal-être, d’insatisfaction, d’absence de bonheur, ces salariés seraient moins enclins à s’obstiner à évoluer dans une seule et unique entreprise que par le passé. Garantir la satisfaction des salariés, et par conséquent les conditions d’émergence de l’innovation, apparaît comme un véritable défi de gestion des ressources humaines via leur fidélisation notamment des hauts potentiels. Le management et les process ne doivent donc en aucun cas devenir un obstacle à ce défi.

Une vision plus radicale consiste à considérer l’ensemble des salariés, et pas seulement les hauts potentiels, comme étant en capacité d’innover. Dans cette vision libérée de l’entreprise, comme la défend Tom Peters (1993), la responsabilisation de tous salariés, conduisant à la suppression des lignes hiérarchiques et des procédures complexes, permet le développement d’un état d’esprit alliant productivité et bien-être au travail. Le salarié est alors considéré comme la valeur ajoutée de l’entreprise. Il est ainsi capable d’innover et n’a nul besoin d’être motivé à cette fin. La procédure et le contrôle constituent alors des pertes de temps et des freins à l’innovation que l’organisation doit dépasser. On retrouve la notion d’empowerment chère à Simon (1994) qui résulte d’un renforcement du pouvoir d’action des individus pour assurer leur bien-être et leur participation aux prises de décisions les concernant.

Si l’innovation et la satisfaction des salariés apparaissent alors comme des enjeux de l’organisation moderne, la nécessité de simplification provient souvent de la complexité de l’environnement qui menace tout bonnement la performance de l’entreprise. Malgré l’hypercompétition qui fait rage, l’organisation a les moyens de ne pas complexifier ou, tout du moins, de simplifier. Comme le rappelle Ron Ashkenas, auteur de Simply Effective (Harvard Business Review, 2010), les managers créent involontairement de la complexité et du process pour quatre principales raisons : les changements permanents de la structure organisationnelle, la prolifération de produits et services, l’évolution des processus et les comportements managériaux.

Ajoutons que dans un contexte de forte mobilité, l’affirmation d’un nouveau manager passe par la remise en cause des anciens process et notamment la création de nouveaux. Ainsi, plus les cadres sont mobiles, plus les services cumulent des couches d’actualisation de process. Les salariés n’ont pas le temps d’assimiler les procédures qu’elles sont déjà obsolètes. Ils développent ainsi des stratégies individuelles informelles pour détourner cet excès de formalisation. Didier, agent administratif d’une école de commerce raconte : « Au début je lisais des dizaines de pages de notes explicatives avant de me rendre compte que personne ne suivait les process. Avec près de sept plateforme numériques de gestion interne et une multitude de services, chacun actualisant ses process au rythme d’une fois par an, cela est rapidement devenu imbitable. Pour survivre, j’ai développé mon réseau de relations pour avoir accès à l’information sans suivre les règles. L’ironie dans tout cela, c’est que les personnes qui créent des process et du contrôle pour les autres ne les respectent pas eux-mêmes ».

Le process créé ainsi une zone de contrôle pour son responsable lui conférant un certain pouvoir. Le contrôle d’une zone d’incertitude renvoie aux travaux sur le pouvoir dans les organisations des sociologues Crozier et Friedberg (1977). Les individus n’ont pas d’autres choix que de se soumettre à ce pouvoir par des jeux relationnels. Michel, un enseignant d’une école de commerce témoigne : « À chaque fois que l’imprimante tombait en panne, il me fallait créer une demande d’intervention via une plate-forme externalisée, suivie d’un mail de confirmation. Puis on m’envoyait par mail un créneau horaire d’intervention qui ne correspondait jamais à mes disponibilités. C’était un casse-tête sans fin. Marjorie, la jolie brune au bout du couloir avait le droit de téléphoner directement aux techniciens qui débarquaient quelques minutes après… je suis donc devenu copain avec Marjorie qui les contacte directement pour moi ».

Outre les zones de pouvoir, la complexité organisationnelle et environnementale apparaît également comme le principal frein à l’innovation. Pour dégraisser le mammouth, il suffirait donc de simplifier. Qu’est que la simplification ? Selon Nandram (2015), la simplification réside en un processus d’engagement de simplicité et d’abstinence de complexité. Une sorte de sobriété joyeuse de notre point de vue. L’auteur précise que la simplification peut apparaître nécessaire dès lors que la bureaucratie devient trop importante ou que le contrôle domine des valeurs comme la confiance au détriment du cœur de métier. Le contrôle de gestion ou la communication imposent leurs dictats. Pourtant, un contrôle des notes de frais en quatre étapes ou un nombre important de « like » sur Facebook ne créent a priori aucune valeur pour le client final. Le cœur de métier est source de création de valeur.

Certaines entreprises, de toutes tailles d’ailleurs, implémentent la simplification en leur sein. Le groupe Volkswagen France a créé fin 2013 une fonction de « simplificateur » en vue de recueillir les idées de simplification de l’ensemble des salariés du groupe. L’étude de cas d’Aigouy et Granata (2016) montre qu’avec une quinzaine de projets de simplification menés en seulement deux ans, l’initiative est un réel succès. D’importants gains substantiels financiers ou de temps ont été mesurés. Au-delà de ces critères économiques, la satisfaction au travail explose en 2015 avec l’obtention de la 22e place lors du classement « Great Place To Work » des entreprises françaises et une augmentation de cinq points dans l’enquête interne.

D’autres entreprises comme American Express ou O’cintrage pratiquent la discipline sans le savoir, ou tout du moins de façon plus informelle. La branche d’activité du voyage d’affaires d’American Express subit des évolutions majeures avec une autonomisation accrue des consommateurs grâce aux NTIC. Ces bouleversements ne s’accordent guère avec les procédures, la culture d’entreprise s’orientant vers un « esprit start-up » avec une autonomisation des directions dans leur gestion qui ont des marges de manœuvre pour simplifier. La TPE fabricante de fenêtres O’cintrage laisse libre cours aux salariés dans l’organisation des horaires et des postes de travail sans aucun contrôle de la part du gérant. Dans ces conditions, le turn-over disparaît et les idées d’innovation ne cessent. Laurent, son dirigeant, est clair à ce sujet : « Aujourd’hui mes ouvriers participent au recrutement, à des décisions stratégiques comme l’emplacement de la future usine ou l’organisation de la production. Ils s’imposent souvent des heures supplémentaires pour rendre service à des clients avec lesquels, pour la majorité, ils ont d’excellentes relations. Ils fourmillent d’idées que j’expérimente. ». Enfin, le Service Public Fédéral de la Mobilité et des Transports de Belgique a libéré ses employés en favorisant, par exemple, le télétravail et le bien-être au travail.

Est-ce que libérer ou simplifier reviendrait à faire du lean management ? Si celui-ci peut être considéré comme un processus de simplification dans la forme, c’est dans le fond qu’il diffère grandement. Contrairement au « lean », la simplification ne revient pas à traquer les temps morts, les pertes, à strictement optimiser les process pour rendre l’appareil et l’homme plus productif. Dans ses principales critiques (voir France Culture, 2013), le « lean » est assimilé à une méthode s’appuyant largement sur le contrôle de gestion au détriment de l’humain, entraînant une pression par l’évaluation, obnubilé par une traque permanente des temps morts se souciant peu du temps nécessaire à l’innovation ou aux rythmes physiologiques des travailleurs. La simplification a pour objet de rendre le travailleur plus innovant et de le libérer du poids du contrôle et du machinisme industriel. Pour repenser librement son organisation et pour innover encore faut-il en avoir le temps. Et si la survie même de l’organisation dépend de sa capacité d’innovation alors elle doit apprendre à prendre son temps.

Selon Ashkenas et Bodell (Harvard Business Press, 2014), afin que la simplicité devienne une véritable capacité de l’organisation plutôt qu’un projet ponctuel, celle-ci doit s’engager dans un processus en sept étapes : 1) Se débarrasser des règles inutiles extrêmement chronophages 2) Adopter une vision accès vers la création de valeur pour les clients, qu’ils soient externes (BtoB ou BtoC) ou internes (relations entre services) 3) Prioriser l’activité en réévaluant continuellement la liste des priorités pour ne pas survaloriser les activités annexes 4) Aller au plus simple en rationnalisant au maximum les process 5) Libérez la parole, notamment des collaborateurs, pour qu’ils n’hésitent pas à remettre en cause des pratiques discutables 6) Réduire les échelons hiérarchiques et accroître l’étendue des responsabilités 7) Ne pas laisser les mauvaises herbes repousser et revenir aux étapes 1 à 6 si nécessaire.

Nous émettons l’hypothèse que la simplification des process peut s’apparenter à un état transitoire vers une véritable libération des entreprises garante d’une performance globale. Des cas de réussite tels que celui de l’entreprise Semco montre que pour se libérer, l’organisation a besoin de temps afin de transformer sa culture en profondeur. On peut difficilement passer d’une culture du tout contrôle au tout libéré sans heurt. Pour ce faire, l’organisation a besoin d’étapes autant symboliques que pragmatiques. Nous pensons que la simplification en est une en introduisant du temps, de l’innovation et de la démocratie. L’avenir se chargera de nous dire si nous avions raison ou tort.

Mickaël Géraudel est professeur associé de Stratégie et Entrepreneuriat à l’Université du Luxembourg. Julien Granata est professeur et responsable du Département Entrepreneuriat & Stratégie à la Montpellier Business School

Références

Aigouy C. et Granata J. (2016)L’implémentation de la simplification en tant qu’innovation organisationnelle et processus de libération : le cas de Volkswagen Francecolloque sur « La libération des entreprises au prisme d’une analyse critique »Groupe ESC Clermont7-8 juillet 2016.

Ashkenas R. (2009). Simply Effective: How to Cut Through Complexity in Your Organization and Get Things DoneHarvard Business Review Press.

Ashkenas R. & Bodell L. (2014). Sept stratégies pour simplifier l’organisation de votre entrepriseHarvard Business Review France.

Crozier M. et Friedberg E. (1977)L’acteur et le système  : Les contraintes de l’action collectiveParisSeuil.

France Culture (2013)DRH : Direction inhumaine des ressourcesLe magazine de la rédactiondiffusion du 13.09.2013rediffusion du 24.08.2014.

Garcia K.Granata J. et Laval B. (2014)Marathon Man. Lorsque le tout collaboratif guide l’innovation chez Raidlight-Vertical. In Granata & Marques (eds)Coopétition. S’allier à ses concurrents pour gagner. 55-90. PearsonParis.

Nadram S. (2015)Organizational Innovation by Integrating SimplificationSpringer International Publishing AG225 pages.

Peters T. (1993)Entreprise libéréeLibération managementDunod674 p.

Simon B. (1994)The Empowerment Tradition in American social Work: a HistoryNew YorkColumbia University Press.

Mickaël Géraudel, Julien Granata
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