« Il y a eu ce moment-clé : celui de la découverte de Kid A. Je me rappelle avoir acheté l’album et l’avoir écouté en boucle, l’air ébahi et impressionné, me demandant sans cesse : comment ont-ils fait ? Comment ont-ils réussi à combiner de manière aussi organique et fluide l’électro et le rock ? » Samuel Reinard se souvient de ce qu’on appellerait aujourd’hui, dans notre monde soumis à l’anglicisation d’une partie grandissante de notre vocabulaire, un trigger. L’écoute de cet album de Radiohead a déclenché l’envie, non pas de l’imiter – « cela était impossible » – mais de comprendre comment diable ils ont fait, cela pour s’en inspirer, pour émuler ce mariage alors encore contre-nature qui allait être à la fondation d’un véritable changement de paradigme dans le paysage musical du début du millénaire, pour en acquérir le fonctionnement afin de pouvoir le transposer dans l’univers musical des deux, puis trois têtes pensantes de ce qui deviendra Hal Flavin.
Alors que Samuel Reinard s’évertuera à découvrir comment on peut combiner des guitares à Playable Electronics, Marc Clement trouve comment déformer sa voix à une époque où Melodyne et Autotune n’existaient pas, ou à peine : recourant à cet outil qui rend méconnaissable les voix de témoins lors de reportages sur des procès à la radio, le chanteur apprend à en enlever l’effet un peu « Mickey Mouse », comme il dit, et arrive à créer une deuxième version de sa propre voix, tantôt plus basse d’une octave, tantôt une quinte au-dessus. Quant à Mike Koster, qui considérait, avant de rejoindre le duo, que la musique électro, ce n’était pas sa tasse de thé (il le formule en des termes plus crus), le défi de devoir s’imposer contre les basses du synthé l’obligeait à réinventer son jeu de basse : allant à rebrousse-poil des sons qu’il faisait sortir de son instrument dans Soul Season, le groupe de stoner rock dans lequel il jouait avant, il montait dans les aigues ou saturait sa basse.
Les parallèles entre Radiohead et Hal Flavin ne s’arrêtent pas là : l’enregistrement de The Talk, l’E.P. qui sera à la fois leur opus magnum et leur swan song, se fait autour d’un réveillon dans le gîte de Charel Stolz et Jacques Hoffmann, dans ce qui, dans les souvenirs de Mike Koster, était un brouillard complet. Isolés sous cette cloche de brume, le trio bidouillera pendant trois jours sur des ordis et des préamplis, cela « sans probablement jouer une seule note », rejoignant ainsi les dires de certains musiciens de Radiohead qui se rappellent, pour l’enregistrement sans fin de Kid A, des jours où Thom Yorke et Johnny Greenwood, absorbés par la découverte d’un nouveau cosmos sonore, oubliaient qu’ils étaient, à la base, dans un groupe de rock. « Force est d’admettre qu’on s’est peut-être un peu perdus », admet Reinard.
25 ans plus tard, alors que des internautes s’arrachent des billets (et quelques cheveux, au passage) pour les dates d’une tournée européenne de Radiohead, billets pour l’obtention desquels il fallait non seulement une patience à toute épreuve, un talent de remplissage de formulaire digne d’un employé du bureau des impôts, mais aussi ce qu’on appelle communément une chance de cocu, les membres de feu Hal Flavin se sont dispersés dans d’autres projets musicaux – si l’on retrouve Marc aux synthés et (« trop peu », estime Mike Koster) au chant dans Ice in My Eyes et Mike Koster à la basse dans ce même groupe ainsi que dans Skreen Brule, Sam Reinard a depuis pris les rênes de Ryvage, projet électro où il retrouve, outre l’amour pour les sons électro, la dimension conceptuelle qui faisait d’entrée de jeu partie de l’aventure Hal Flavin.
Tous les trois s’accordent d’ailleurs à dire que Hal Flavin, c’était « la meilleure école » (Mike Koster), « l’étape essentielle » (Samuel Reinard) ou encore « la fondation pour ce qui s’ensuivait », même si, là où Reinard s’est senti conforté, après l’expérience Hal Flavin, à endosser la responsabilité artistique, logistique et conceptuelle de tout un projet solo, Marc Clement admet avoir eu besoin de faire quelque chose de très « anti-Hal-Flavin », disant, avec la timidité parfois un peu malicieuse qui le caractérise, que s’il n’est pas sûr que ses anciens co-musiciens soient très enthousiasmés par cette décision, qu’il a eu besoin d’occuper un poste musical où il ne devait pas assumer la vision artistique – et où il pourrait simplement retrouver la joie du jeu. Pour synthétiser : là où Marc Clement était content de se délester quelque peu du poids des responsabilités, Sam Reinard était prêt à en porter encore plus, cette gestion antinomique de leur carrière post-Hal-Flavin témoignant peut-être de personnalités non pas opposées – on est très loin de Dinosaur Jr, dont les membres ne se parlent pas alors même qu’ils jouent encore dans le groupe – mais complémentaires qui furent aussi à l’origine du projet.
Petit retour aux origines de Hal Flavin : alors que Marc Clement fait ses études à Londres, Sam Reinard roule sa bosse estudiantine à Paris. Les deux se rendent mutuellement visite pour traîner dans les musées des capitales et sont rapidement amenés à parler de musique, puis d’en faire. De cette amitié naîtront des premières compositions faites dans le cadre de leur engagement dans le collectif théâtral ILL, d’où leur viendra aussi l’amour pour le côté arty, conceptuel de leur musique, qu’ils garderont même une fois que Mousse 20 (le nom originel du projet), sera devenu Hal Flavin, que la musique sera désancrée de son contexte plus ornemental de bande-son et qu’on aura recruté, après un court passage à la basse de Cédric « Tchiggy » Czaika, Mike Koster, le trio étant complété, plus tard, pour sa constellation live, par Aloyse Weiler, puis par Thomas Copier à la batterie.
Cette envie que leur musique ne soit pas seulement au service d’une pièce de théâtre ou d’une expo, elle leur viendra aussi de ce qu’ils auront envie de ne pas rester derrière les écrans de leurs ordis, l’idée de la bedroom music, ayant à un moment substitué, à l’image de jeunes hommes et femmes grattant leur guitare, celle de geeks au visage nimbé par la lueur bleutée d’un écran d’ordinateur. À l’époque, l’outillage est encore sommaire pour écrire une musique qui thématise la relation entre homme et machine. On se situe à un moment où des groupes comme The Strokes, les Libertines ou Bloc Party célèbrent, peut-être pour la dernière fois, la constellation classique du groupe de rock indé. Ils sont contents de trouver appui à la Kufa, où Flappi (des Kufa DIY Recording Studios) leur montrait de nouveaux programmes musicaux. Reinard complète les souvenirs de Marc Clement en rajoutant, dans leur galerie d’adjuvants précieux, Pierre Banchi, chez qui ils enregistrent à Paris, au milieu d’ordinateurs dont sortent des bruits de percolateur et chez qui, pendant des heures et des heures, ils découpaient des samples, partageant déjà un inconditionnel amour pour des field recordings.
Outre l’appui de ces pionniers en matière de bidouillage technologique, il y a eu music:LX, dont ils étaient parmi les tout premiers à en bénéficier, à l’instar de Monophona, avec qui ils ont pas mal tourné. Parmi les souvenirs les plus marquants, figurent leurs ultimes concerts joués en France avec ces derniers, dont se dégageaient, outre le plaisir d’avoir peaufiné à perfection le set de son groupe, une nostalgie avant l’heure, puisque les deux groupes en étaient arrivés à la fin de leur parcours, ainsi qu’un certain désaccord quant à la véracité de ce qu’en dit l’autre. Quand Marc évoque un repas avec du jambon en croûte et des huîtres à Brest en présence de Patrice Hourbette et qu’il entame une anecdote relative à ce dîner, Sam le coupe net en lui disant « Non ». Marc reprend alors ce Non, comme pour se rendre compte qu’il brode, que ça n’a pas eu lieu ni comme ça ni nécessairement dans cette même ville, les deux se mettant cependant d’accord sur le jambon en croûte et les huîtres, plus petit dénominateur commun mnésique dont Sam se rappelle surtout pour les souffrances stomacales qui s’en sont ensuivies.
Et qui étaient peut-être liées aussi, qui sait, à ce qu’on savait déjà que c’était la fin du groupe : « t’as déjà été dans un couple qui ne fonctionne plus et dont tu sais, malgré que ce soit infiniment triste, qu’il ne reste plus qu’à rompre ? Bah voilà », laconise Mike Koster là où Marc Clement évoque « les complexités qu’il y a derrière des platitudes de communiqués dans lesquels on parle de différences artistiques et personnelles ». Sam Reinard, quant à lui, se souvient du fait que chacun voulait faire évoluer le groupe dans des directions différentes – mais que tout n’était pas faisable dans un groupe qui avait la configuration de Hal Flavin.
Parlant de concerts marquants, Reinard évoque encore les allers-retours en Angleterre, dont certains furent effectués en mode DIY, l’idée, qui plaît toujours à Sam Reinard, ayant été de tout financer avec ses (piètres) revenus de ventes de merch et de se démerder avec ça, d’autres ayant bénéficié de subventions étatiques via music:LX. « On a vécu des expériences musicales extraordinaires, comme quand des gens nous ont invités à un festival qui se déroulait dans leur jardin. On y a joué avec The Joy Formidable, qu’à l’époque personne ne connaissait. Mais on a aussi vécu des moments désastreux. ». Et Marc Clement de renchérir : « Comme ce concert qu’on a donné dans le cadre d’un mariage, alors que le couple de mariés n’était pas au courant que nous allions jouer et nous loin d’être certains que nous y serions les bienvenus. À la fin du concert, nous descendions les escaliers d’une vieille bâtisse mitoyenne de la salle et une femme les a montés pour venir à notre encontre, se jetant sur moi, exprimant très clairement le désir que je l’embrasse. Sauf que le mari nous attendait en bas des escaliers, pas du tout au courant des projets de son épouse et très visiblement not amused. » Finalement, Mike Koster réussit à expliquer à la ronde que Marc n’allait pas rouler des pelles à la groupie irlandaise, et le trio sut éviter, de justesse, une bagarre.
D’autres concerts mémorables s’ensuivirent : l’Italia Wave, avec Placebo, ou le Primavera à Barcelone, de gros festivals où « la pression est à la fois plus élevée – car on joue dans la cour des grands – et moindre : les gens repartent ensuite, tu ne les reverras plus et tu te dis qu’ou bien ils auront aimé, ou alors non », explique Reinard, comme si la distance géographique se traduisait par une distance émotionnelle, comme si avec l’horizon d’attente qui s’éloigne, la peur du jugement s’émoussait. Mike Koster se rappelle un concert au Chapeau Rouge, à Prague, où le groupe joue pendant une zombie night, au sous-sol d’une cave. Quand il voit l’affiche, sur laquelle figure le prix de l’entrée, il commence à se dire que le pari est osé, de faire payer aux gens un groupe qu’ils connaissent pas du tout – et pourtant, le public aura été au rendez-vous.
À l’époque, si le groupe parvient à concilier taf et musique – « je prenais toujours congé, pour aller jouer à l’étranger », précise Koster – c’est au prix de contorsions et acrobaties logistiques parfois très risquées et toujours éreintantes : Reinard se rappelle un concert à Londres où lui et Koster prennent le van la veille, laissant l’ingé-son récupérer la bagnole de Reinard, qui effectue la traversée pendant la nuit, Clement prenant un vol le matin même. « On est tous arrivés juste à temps pour le soundcheck, on a joués et on a pris la route tout de suite après, tout ça pour refaire le chemin deux jours après. C’était l’énergie juvénile qui nous a permis de tenir, aussi. »
Et en même temps, c’était ce mode de vie qu’ils embrassaient – à défaut d’embrasser les fans irlandaises – aussi, le savourant, voulant par exemple accompagner toutes les étapes de production d’un disque comme The Talk, ce qui leur a fait faire un aller-retour Luxembourg-Londres dans la journée pour voir comment Mike Marsh, qui a, entre autres, fait du mastering pour Depeche Mode, s’y prendrait. « On a vu que lui non plus n’avait pas inventé l’eau chaude – et qu’il travaillait en écoutant la musique très, très fort », dit Reinard. « Mais on a pu écouter les bandes de Depeche Mode », renchérit Koster.
Quant à l’évolution de l’industrie, que les trois membres de Hal Flavin suivent avec intérêt depuis leur position disséminée, tous trois faisant encore partie de son écosystème, ils le voient avec moins de pessimisme que d’autres : « L’industrie tout comme la musique pop ont toujours évolué aux côtés des progrès technologiques. S’il y a évidemment un côté très sombre à Spotify et consorts, il y a aussi du bon », estime Reinard. Et Clement de conclure : « Il n’a jamais été aussi facile d’enregistrer et de publier de la musique. Certes, l’industrie telle qu’on l’a connue il y a des années est en ruines. Mais quand quelque chose est en ruines, cela signifie aussi qu’il y a des débris sur le côté. Et de ces débris, on peut faire quelque chose de beau. » Au Japon, on parle de Kintsugi, quand il s’agit de montrer la brisure et la réparation comme faisant partie de l'histoire de l’objet. Pas sûr que Marc Clement, ce disant, se soit rendu compte qu’il venait aussi de parler du trio que fut Hal Flavin.