Le sidérurgiste prévoit quinze pour cent de postes en moins et semble localement devenir plus systémique par son emprise foncière que par son poids industriel

Immobilière ArcelorMittal

Le site d’ArcelorMittal à Dommeldange s’étale au nord de la ville où la vie peine déjà à trouver sa place entre les reliefs et l
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 18.09.2020

Remise en État À la sortie nord de la capitale, le flux de voitures longe dans l’indifférence la longue grille rouillée du site d’ArcelorMittal. Les branches s’y accrochent et reprennent peu à peu le terrain à l’industrie (le plus ancien site sidérurgique du pays), métaphore d’une mort naturelle, à petit feu, à laquelle personne ne semble trouver à redire. Les quatorze hectares d’ateliers vivotants et de locaux en jachère suscitent déjà des convoitises. Et la croyance selon laquelle la sidérurgie n’a plus d’avenir en Europe occidentale est alimentée par l’actualité. La filiale luxembourgeoise du leader mondial de l’acier a annoncé la semaine passée sa volonté de supprimer 578 postes au Luxembourg, soit une quinzaine de pour cents de ses effectifs. Privée de ces salariés et avec moins de 3 100 personnes, ArcelorMittal ne sera plus (toutes choses égales par ailleurs) le cas échéant que le huitième employeur du pays. Le groupe sidérurgique, qui gère ici des activités de siège et produit de l’acier, dominait encore le classement réalisé par le Statec en 2015. Outre les entreprises publiques ou assimilées (comme la Ville de Luxembourg, CFL ou Post), Cactus (le champion national de la grande distribution est déjà devant), Dussmann (services aux entreprises comme le nettoyage ou le catering), BGL BNP Paribas, mais aussi Goodyear précèderont ArcelorMittal une fois le dessein accompli. ArcelorMittal employait encore 6 500 personnes en 2009 !

Bien sûr, il convient de retrancher au nombre de salariés les restrictions du périmètre liées aux cessions d’actifs. La manufacture de feuilles de cuivre Circuit Foil (Wiltz) a été vendue au Coréen Doosan en 2014 (environ 300 personnes), la production de tréfilés en acier de Trefilarbed à Bettembourg (150 personnes) cédée en 2016 à plusieurs entités ou le laminage d’aciers plats à Dudelange (300 employés également), « vendu en 2019 à la demande de Commission européenne », aime-t-on rappeler auprès d’ArcelorMittal. C’était une condition à l’acquisition du géant italien de l’acier Ilva… finalement suspendue après une brouille entre le gouvernement de l’Italie et ArcelorMittal. Il n’en reste pas moins que le groupe absorbé par les Mittal en 2006 n’aurait pas vendu s’il avait vu des perspectives mirifiques en termes économiques et décidé d’investir. Schifflange a éteint son four en 2011 et ne l’a jamais rallumé. En 2016, a été prise la décision de convertir le site sur le modèle de Belval via la coentreprise montée avec l’État en 2000, Agora.

Vendre des actifs signifie aussi pour ArcelorMittal se séparer du foncier. Difficile d’estimer l’emprise au sol du Léviathan luxembourgeois de l’acier. ArcelorMittal a eu plusieurs vies. De la Société anonyme des hauts fourneaux et forges de Dudelange fondée en 1882 (et qui a absorbé Les forges d’Eich nées cinquante ans plus tôt) au groupe coté à la bourse et dirigé depuis Londres par une famille d’origine indienne, en passant par l’Arbed puis Arcelor (via la fusion avec Aceralia et Usinor), le sidérurgiste a eu différents propriétaires (familiaux ou étatiques) et poursuivi autant d’intérêts. Aujourd’hui le Luxembourg ne possède plus que 1,2 pour cent du capital (contre 38 pour la famille Mittal). En 2000, quand l’agence de reconversion des sites est créée, l’État est encore (avec trente pour cent du capital) l’actionnaire principal de l’Arbed. Jusqu’à la crise sidérurgique, les convergences d’intérêts étaient nombreuses (on voit d’ailleurs les mêmes aujourd’hui avec la place financière). 

Grand propriétaire À travers ses études au niveau national et plus particulièrement à Dudelange, le chercheur en géographie sociale Antoine Paccoud constate qu’ArcelorMittal a accompli un travail de consolidation de parcelles tout au long du XXe siècle. Il aurait même souhaité en acheter plus pour sa politique du logement si les petits propriétaires, notamment les agriculteurs, ne s’étaient pas attachés à leurs terres, constate le chercheur du Liser. Selon différents interlocuteurs, dont le président d’ArcelorMittal Luxembourg Michel Wurth, 66 ans, le groupe aurait cumulé jusqu’à trois milliers d’hectares de terrain. Il en aurait lâché plus de 2 000 depuis la crise sidérurgique. L’État a été, « de loin », le partenaire privilégié d’ArcelorMittal Luxembourg. « Nous avons rempli notre dû » en matière d’aménagement du territoire, estime le président Wurth qui mentionne pêle-mêle la cession des quarante hectares sur lesquels s’étendait le laminoir de Dudelange, arrêté en 2006, avec un engagement d’ArcelorMittal dès juin 2004 de participer au redéploiement industriel du bassin Dudelange-Bettembourg, qui deviendra un éco-quartier, Neischmelz, accueillant un millier de logements… en 2035. Michel Wurth énumère ensuite les cessions de terrains à Bettembourg (devenus centre logistique), Sanem (camp militaire, zone d’activité), des surfaces au Findel adjacentes au golf. Les surfaces restantes détenues par le groupe restent un mystère. ArcelorMittal cache sa puissance de frappe et communique officiellement sur une cinquantaine d’hectares de propriétés constructibles. ArcelorMittal dit en outre posséder 600 hectares de forêt (dont 400 en zone Natura 2000) et cherche à les valoriser (en coopération avec le centre de recherche List). 

Une étude, Agiplan, avait été élaborée entre 1996 et 1998 dans le cadre de la tripartite sidérurgie consécutive à l’annonce de fermeture des hauts fourneaux. Elle envisageait la reconversion des implantations du groupe. 650 hectares répartis sur dix sites, dont 130 hectares en France, présentaient un intérêt, lit-on dans une réponse parlementaire du ministre de l’Économie Etienne Schneider (LSAP) datant de 2015 : Belval (123 hectares), la fonderie de Rodange (11,5), la lentille Terres rouges (11), les crassiers de Differdange (150), d’Ehlerange (81), de Terres rouges (69), de Mondercange (54), d’Audun (16), des surfaces agricoles (122,6 hectares), puis les voies ferrées de Schifflange (7) et Differdange (3,5). Tous nécessitent dépollution, mais le potentiel est énorme. 

Boîte noire Une partie des anciens laminoirs et hauts fourneaux sont viabilisés au sein d’Agora, une sorte de boîte noire au sein de laquelle les deux actionnaires poursuivent leurs intérêts (ils convergeaient davantage à sa naissance). « Le contrat entre l’État et Arcelor n’a jamais été rendu public », relève la géographe Annick Leick (d'Land, 12.04.2019). L’agence dispose d’une certaine autonomie qui l’affranchit du contrôle parlementaire, des fastidieuses procédures administratives, de la séparation des pouvoirs… « Il s’agit donc d’une fragmentation institutionnelle », poursuit-elle. Le lien est personnifié. Le (très) haut fonctionnaire Etienne Reuter, inspecteur général des Finances, a présidé Agora depuis sa création jusqu'en 2017. Il siège également au conseil d’administration d’Arcelor Mittal Luxembourg. Cette entité détient quatre milliards d’euros d’actifs dans un magma comptable indéchiffrable qui dilue complètement les activités industrielles (voir page 5) et loge, selon son président, les propriétés immobilières. 

Via Agora et au dehors, ArcelorMittal est devenu le partenaire privilégié de l’État pour le développement de projets immobiliers d’envergure, le sidérurgiste rassemblant les plus grandes surfaces. Il paraitrait ainsi en position de force. Michel Wurth affirme néanmoins que les terrains sont vendus en dessous des prix du marché, « une obligation légale ». Et le prix de la dépollution, à charge du pollueur, est substantiel. Mais son montant reste un mystère. « On ne sait pas le dire », répond d’emblée le directeur d’Agora Vincent Delwiche. Cela dépend de l’usage final. « Le principe consiste à isoler l’activité humaine des pollutions éventuelles ». Une industrie ne requiert pas le même degré de traitement que des terrains à jardiner. Donner une fourchette ne ferait pas de sens. Tiens donc. Ensemble, ArcelorMittal et l’État viabilisent des terrains souillés dans une sorte de promotion foncière qui tourne avec les terrains fournis par le sidérurgiste et où on ne comprend pas bien l’engagement financier public. Agora a généré 36 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019. Sur le plan de travail figure le développement à Schifflange. « À Belval, Agora finit de remplir les 1,3 million de mètres carrés bâtis en vingt ans sur les 120 hectares des anciens hauts fourneaux. 29 pour cent restent à vendre. Le taux de vacance est quasi à zéro sur l’ensemble du site, affirme la direction d’Agora. 

Too big to fail L’État et ArcelorMittal négocient aussi en dehors du périmètre d’Agora. « Liberté », siège historique de l’Arbed construit dans les années 20 pour satisfaire à la grandeur de la société sidérurgique locale, a été liquidé par le sidérurgiste, dans le cadre d’une revue de la structure de coûts. Énergivore et exigeant en maintenance, le bâtiment construit sur un terrain cédé par l’État a été racheté par une banque capitalisée par le même État quasiment un siècle plus tard pour une centaine de millions d’euros (un montant retrouvé dans les comptes d’ArcelorMittal et pas dans la communication gouvernementale). La BCEE, qui a des perspectives d’investissement à plus long terme qu’Aditya et Lakshmi, a elle consenti à la remise en état de la bâtisse. Dans la capitale, l’autorisation de bâtir du futur siège du groupe (où logera aussi la spin off de l’acier inoxydable Aperam) au Kirchberg devrait tomber sous peu. La communication du groupe souligne que le bâtiment sera « démontable pour être réutilisé, tout ou partie » pour montrer que l’acier se prête parfaitement au concept d’économie circulaire. On lit aussi qu’ArcelorMittal discute avec de potentiels locataires « de qualité », pour occuper les surfaces prévues en excès. 

ArcelorMittal deviendrait une société de promotion immobilière aux dépens de son activité industrielle ? Évidemment Michel Wurth combat l’hypothèse. L’ancien président de la Chambre de commerce défend bec et ongles l’intérêt de l’industrie à haute valeur ajoutée (dotée d’une dimension technologique) pour l’économie nationale. Mais il concède qu’ArcelorMittal (qui opère notamment à Bissen, Belval et Differdange) devient moins rentable. Côté syndical, on ressort la ritournelle de la « privatisation des profits et la socialisation des pertes ». L’OGBL reproche notamment à ArcelorMittal de n’investir que dans le strict minimum, à savoir dans les machines pour qu’elles continuent de fonctionner. ArcelorMittal réclame maintenant une tripartite pour bénéficier des mesures sociales liées et ainsi limiter les coûts. « Le coronavirus a permis à l’entreprise de fonctionner avec moins de gens. Ils veulent normaliser une situation exceptionnelle », se plaint Stefano Araujo, secrétaire syndical sidérurgie de l’OGBL et membre du board d’ArcelorMittal. Sont reprochées à ArcelorMittal des perspectives de court terme. Face à cela, le gouvernement peine à se positionner. Les membres CSV de la Commission des affaires économiques Marc Spautz et Laurent Mosar « s’étonnent de l’étonnement » des ministres de tutelle Dan Kersch (Travail) et Franz Fayot (Économie) face à l’annonce la semaine passée de la volonté de restructuration alors qu’ils ont un émissaire au conseil où l’annonce à été formulée.

ZAD Christian Muno, 37 ans, a fondé Bamhaus sur le site d’ArcelorMittal à Dommeldange en 2014. Dans une bâtisse en brique rouge (d'Land, 1.5.2015) qu’il identifie comme une ancienne fonderie, il sous-loue des espaces de création pour artistes et sociétés de tournage. La réalisation est d’ailleurs l’un de ses métiers. Sur le long terme toutefois, il voit dans le site de maintenance du sidérurgiste un futur quartier. Il voudrait reprendre les quatorze hectares à leur propriétaire pour accélérer la reconversion. Michel Wurth a écouté au cours d’un déjeuner il y a quelques semaines le projet de quartier post-industriel avec des espaces résidentiels, de création, de coworking, des start-up spécialisées dans les cleantech pour en faire un hotspot de la remédiation naturelle. ArcelorMittal Real Estate s’est manifestée pour discuter d’ici la fin du mois des termes d’une éventuelle cession d’une parcelle. « Un bon début », estime l’initiateur de ce projet de quartier hipster qui renouerait, par un lieu de vie, les liens entre Dommeldange, Beggen et Bereldange. Mardi, pas moins de trois ministres ont visité le site et évalué l’ambition. Sam Tanson (Culture), Franz Fayot (Économie) et Claude Turmes (Environnement), accompagnés d’un représentant de l’agence Luxinnovation, ont validé la création d’un groupe de travail interministériel, nous dit Christian Muno. Le 27 octobre, un workshop est organisé par l’initiative Eis Stad à la Drescherhaus de Dommeldange, ancien moulin industriel reconverti en centre culturel et sociétaire. L’ambition est de faire entendre la voix des habitants dans l’évolution de leur cadre de vie. Pour l’heure, le terrain est classé comme zone d’aménagement différé, une réserve foncière destinée à être urbanisée à moyen ou long terme. La décision de lever le statut doit faire l’objet d’une procédure de modification du plan d’aménagement général. Les parties prenantes espèrent que l’État demandera à ArcelorMittal (qui n’a aucun intérêt à libérer son stock trop rapidement) des concessions sur la cession du site en contrepartie des mesures sociales accordées dans le cadre de la restructuration.

Pierre Sorlut
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