Guardian Luxguard a éteint son four de verre plat à Dudelange.
200 emplois sont menacés

Going, Going, Gone

d'Lëtzebuerger Land du 28.08.2020

Franz le Fataliste Le 18 juin, le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), montait à la tribune du Parlement pour relater « un moment peu réjouissant de l’histoire de l’industrie luxembourgeoise ». Répondant à une question urgente sur la fermeture de l’usine de verre plat Luxguard II, située à mi-chemin entre Bettembourg et Dudelange dans la zone industrielle Wolser, Franz Fayot prenait un air défaitiste : « Prise sur des critères de rentabilité », la décision de Guardian serait « absolument regrettable », mais fournirait un exemple que les groupes internationaux ne « font pas de cadeaux ». De la part du ministre socialiste, on n’entendit pas de condamnation ferme de cette casse sociale dans une entreprise qui reste pourtant profitable. Car, d’après les bilans déposés au Registre du commerce, Luxguard II continuait à faire des profits : 1,9 million d’euros en 2016, 3,2 millions en 2017, 1,8 million en 2018, 2,6 millions en 2019, le tout après impôts.

La veille du discours du ministre, les délégués du personnel de Luxguard avaient été conviés à une réunion de « consultation » par la direction. Médusés, ils lisaient sur le premier slide de la présentation Powerpoint : « Refroidissement du four de Dudelange ». Les sites de Dudelange et de Bascharage fusionneront deux semaines plus tard. Quelque 200 ouvriers spécialisés se retrouveront dégradés au rang de redondants, menacés de licenciement. Ils avaient pourtant gardé espoir que le groupe Guardian maintienne leur site et fasse les investissements nécessaires. Puis était venu le grand confinement. Alors que l’usine de Bascharage (Luxguard I) continuait à produire, celle de Dudelange (Luxguard II) était mise en veille dès mars, la température du four baissée au minimum. Le gigantesque four de fusion, qui transforme du sable en verre et dont les dimensions correspondent à peu près à celles d’une piscine olympique, ne redémarrera plus. Des dommages irréversibles sont apparus, a fait savoir la direction qui a depuis opéré à un refroidissement du four. Seul le laminoir est maintenu, pour l’instant.

« Jobs pour frontaliers » Les 201 salariés menacés par ce « cool down » sont dans leur grande majorité des frontaliers français et belges. Vincent Colin, le président de la délégation du personnel (OGBL), est conscient que lorsqu’il parle d’industrie à un public luxembourgeois, il évoque un monde devenu étranger à la plupart de ses auditeurs. Son argumentaire, il l’a donc recentré sur « les impôts et les cotisations fournis au gouvernement » : « Sinon, comment on fera pour payer les fonctionnaires luxembourgeois ? Le tissu industriel est en train d’être anéanti. À un moment ou un autre, on va faire quoi au Luxembourg ? On va être un pays de consommateurs avec des fonctionnaires publics ? Il faut se réveiller ! »

L’annonce de la fermeture de Luxguard II aura peu ému le monde politique. Dans Jenseits von Kohle und Stahl (Suhrkamp, 2019), l’historien Lutz Raphael évoque un « Unsichtbarwerden von Problemwahrnehmungen und Erfahrungen » du milieu ouvrier en Europe, forcément « crépusculaire » ou « ringard ». Cette tendance se retrouve exacerbée au Grand-Duché où, depuis les années 1990, l’industrie manufacturière est devenue le domaine quasi-exclusif des immigrés et des frontaliers. En 2018, en pleine polémique sur l’installation de l’usine Fage dans la zone industrielle Wolser (non loin du site actuel de Luxguard II), le ministre vert François Bausch estimait que les emplois qui y seront créés se retrouveront « probablement occupés à cent pour cent par des frontaliers ». Et de continuer : « Les frontaliers sont importants et fournissent une contribution extrêmement précieuse à notre économie nationale, mais nous ne sommes pas obligés de créer des jobs pour eux ». 

Pour cent millions d’euros de plus Tournant 24 heures sur 24, sept jours sur sept, le four de fusion de Dudelange fait dix mètres de large sur cinquante mètres de long. Il engloutissait 4 500 mètres cubes de gaz par heure, soit l’équivalent de la consommation de la moitié de la Ville d’Esch-sur-Alzette, écrivait Le Quotidien en 2017. (Contacté, Encevo a refusé de livrer des informations sur la consommation de Luxguard.) Pour faire face à une soudaine interruption d’approvisionnement, l’usine stockait 275 tonnes de butane liquide à Dudelange. Pour continuer la production à Dudelange, il aurait fallu que la multinationale américaine investisse quelque 90 millions d’euros dans la construction d’un tout nouveau four, un outil de travail qui doit être remplacé de A à Z tous les vingt ans. En 2012 déjà, le ministre de l’Économie avait dû faire en urgence un aller-retour chez la direction états-unienne de Guardian pour y quémander dix millions d’euros nécessaires aux réparations du four de Dudelange. Le ministre avait obtenu un sursis, le four fut rafistolé. On avait espéré que cette solution provisoire allait tenir six ans, le four en aura finalement tenu huit.

En mai 2018, la date d’expiration du four se rapprochant, Etienne Schneider avait visité de nouveau le « most senior management » de Guardian dans son QG d’Auburn Hills. On aurait échangé sur des futurs programmes d’investissement « to foster Guardian’s footprint in Luxembourg », telle était la formule vague retenue dans le communiqué officiel. Il est difficile de dater le moment où l’instruction de fermer Luxguard II a été donnée. À la Chambre, Franz Fayot disait que l’avant-dernière fois qu’il avait évoqué le dossier avec des responsables de Guardian, soit le 23 avril, donc en plein confinement, la décision n’aurait pas encore été prise. Ce qui a mené le ministre de l’Économie à identifier la pandémie comme cause de décès : « C’est la première victime industrielle de la crise du coronavirus ».

Ce certificat de décès a été établi un peu hâtivement. Car dans une interview accordée la semaine dernière au Tageblatt, Guus Boekhoudt, qui supervise les opérations de Guardian en Europe, en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique, estimait que la fermeture n’aurait « rien à voir avec les récentes évolutions » ; même sans pandémie, les surcapacités actuelles auraient rendu difficile à justifier le maintien de deux lignes de production au Luxembourg. Alors que l’usine Luxguard I produit principalement du verre plat lambda pour le secteur de l’immobilier résidentiel français, allemand, belge et néerlandais, elle se targue également d’exporter du verre à haute valeur ajoutée jusqu’à Dubaï où du verre made in Bascharage fut utilisé pour recouvrir la façade de l’insensée tour Burj Khalifa. Il serait « fermement convaincu » qu’une ligne de production « aura un avenir », affirmait Boekhoudt, sans pour autant vouloir donner une garantie qu’un des deux fours sera reconstruit : « Le marché est plein d’incertitudes ». Or, certitude il y a : Démarré en mars 2003, le four de Bascharage atteindra sa fin de cycle d’ici l’hiver 2022/2023.

Birth of a Salesman Après un long silence, le ministre de l’Économie, Franz Fayot, semble se réveiller. Ce lundi, après une entrevue que lui avaient demandée les délégations du personnel et qui aura duré deux heures, il a fini par se fendre d’un communiqué dans lequel il dit « s’apprêter à encourager » Guardian « à garder voire à consolider » son empreinte industrielle au Luxembourg, et ceci « moyennant différents régimes d’aide ». Le ministre promet qu’il se rendra aux États-Unis pour y rencontrer les dirigeants du groupe, « dès que la situation le permet ». L’ancien espoir de la social-démocratie semble se résigner à son nouveau rôle de commis-voyageur auprès du grand capital. Il avait été tenu avant lui par Poos, Goebbels, Krecké et Schneider, « une succession de ministres socialistes à l’Économie », disait-il encore en octobre 2018 au Quotidien, qui aurait imprimé « une image trop libérale » au parti.

Les prédécesseurs de Franz Fayot avaient toujours veillé à soigner leurs relations avec William « Bill » Davidson, le patriarche de Guardian Industries, propriétaire des Detroit Pistons et « grand philanthrope », mort en 2009. De son vivant, le Luxembourg l’ensevelira sous une avalanche d’honneurs de pacotille : grand officier de l’Ordre du Mérite, commandeur de l’Ordre de la Couronne de Chêne, consul honoraire pour l’État du Michigan. En 2004, le prince héritier, quatre ministres en fonction et deux anciens ministres s’étaient envolés pour New York pour remettre un « business award » à l’industriel alors octogénaire. En 1980, sur invitation du grossiste de verre plat et « troublemaker » luxembourgeois Ferdinand Kohn, le PDG de Guardian Industries avait érigé une première ligne de production en Europe, plus précisèment à Bascharage. En pleine crise sidérurgique, le gouvernement luxembourgeois était heureux d’accueillir le newcomer américain, et prêt à le protéger des pressions diplomatiques et économiques qu’exerçaient Londres et Paris dans le but de défendre leurs industries de verre séculaires. En 1988, l’usine de Dudelange sera construite, un investissement industriel estimé à l’époque à quatre milliards de francs luxembourgeois. Dorénavant, l’expansion européenne du groupe, qui y compte des fabriques en Espagne, Allemagne, Hongrie et en Pologne, sera pilotée depuis le Luxembourg.

Alors que William Davidson restait lié au Grand-Duché par cette épopée industrielle, la perspective de retisser de tels liens de connivence avec le nouveau propriétaire, le Tycoon du pétrole Charles G. Koch, semble illusoire. En 2012, lui et son frère David Koch (décédé l’année dernière) ont fait leur entrée dans le capital de Guardian à hauteur de 44,5 pour cent. Cinq ans plus tard, ils prennent le contrôle du groupe en rachetant les 55,5 pour cent d’actions restantes. Dès les années 2000, Koch Industries entretenaient des holdings dans la juridiction luxembourgeoise pour y optimiser leurs impôts – en passant notamment par le régime de la propriété intellectuelle, l’arme de défiscalisation massive de l’ancien arsenal grand-ducal. Déjà présente au Luxembourg via John Zink International, Koch Industries a depuis étoffé sa présence. Depuis 2013, le conglomérat concentre une partie de ses activités européennes de trésorerie à la Cloche d’Or. Les frères Koch sont la bête noire des milieux progressistes américains. Libertariens « free market », ils comptent dès 1991 parmi les principaux financiers du négationnisme climatique, et leur puissante machine de donations et de lobbying aura significativement radicalisé la position du Parti républicain sur la question.

Vents mauvais Dans un rapport publié en 2014, l’Agence européenne pour l’environnement avait classé Luxguard au premier rang des entreprises les plus polluantes du Luxembourg. Entre 2008 et 2012, les usines de Dudelange et de Bascharage auraient causé entre 140 et 380 millions d’euros (selon la méthode de calcul que l’on retient) en dommages sanitaires et environnementaux. Depuis lors, suite aux pressions du gouvernement, Luxguard a installé de nouveaux systèmes de contrôle des émissions polluantes, notamment des dioxydes d’azote et oxydes de soufre. « Il a fallu insister un peu », confiait la ministre de l’Environnement, Carole Dieschbourg (Déi Gréng), en novembre 2017 au Quotidien lors de l’inauguration officielle des nouveaux filtres à Luxguard II. À peine deux ans et demi plus tard, l’usine arrête sa production. Pour le seul site de Dudelange, l’investissement se montait à 5,8 millions d’euros, une somme qui aurait été « subventionnée par l’État », rappelait Franz Fayot en juin au Parlement.

Selon les derniers chiffres de la Commission européenne, l’usine Luxguard II se situait à la quatrième position des plus importants émetteurs de CO2, avec 114 000 tonnes. (Les cimenteries Cimalux mènent ce classement avec 632 000 tonnes de CO2 émises.) Ces gaz à effet de serre seront dorénavant produits par les fabriques de Guardian en Pologne et en Hongrie. Un bilan climatique auquel il faudra ajouter les émissions du trafic routier pour acheminer les produits vers l’Ouest.

Go East En octobre 2018, le premier coup de pelle fut donné pour une nouvelle ligne de production de verre à Częstochowa, au Sud de la Pologne, en présence de l’ambassadeur du Grand-Duché qui soulignait « le rôle croissant des firmes luxembourgeoises pour la création d’emplois en Pologne ». L’usine qui a coûté quelque 250 millions d’euros est devenue opérationnelle fin juillet, soit au même moment où le four de Dudelange s’éteignait. D’ici la fin de l’année, une nouvelle ligne de production ouvrira à Orosháza en Hongrie. En 1991, la multinationale américaine y avait, via son QG européen au Luxembourg, investi 115 millions de dollars pour moderniser des anciennes lignes de fabrication. Les discussions avaient débuté en 1986 avec les bureaucrates adeptes du « socialisme du goulasch ». L’Administration des contributions directes avait fait le déblayage fiscal en négociant un traité de non double imposition avec la République de Hongrie, qui passera par le Parlement dès juillet 1990.

À Dudelange et à Bascharage, les délégués du personnel se voient comme victimes d’une délocalisation larvée vers l’Europe de l’Est. Dans ses interviews accordées à la presse luxembourgeoise, Guus Boekhoudt se défend de ce reproche qu’il qualifie d’« interprétation totalement fausse » : Pour faire sens économiquement, la distance pour acheminer du verre plat au client ne devrait pas dépasser les 400 kilomètres, les coûts de transport étant « très élevés ». Or, la fabrique polonaise se trouve à 1 200 kilomètres de distance.

Le secteur du verre européen a pourtant connu un déplacement de son centre de gravité : la construction de fenêtres en aluminium et en PVC s’est en large partie transplantée vers l’Est. Ainsi en juin 2020, Norbert Keller et Aluzare, deux sociétés spécialisées dans la construction de vitres coulissantes et la menuiserie aluminium, ont été déclarées en faillite, laissant 150 salariés sur le carreau. Le constructeur polonais Drutex apparaît comme la nouvelle hantise de la branche. Ce producteur de châssis et de fenêtres démarche activement des clients en Allemagne et au Luxembourg en garantissant une livraison dans un délai de sept jours chrono grâce à une flotte de 300 camions.

Le couperet Avec trois sites de production, une entreprise de transports et un centre de recherche, Guardian Luxguard comptait parmi le « top 15 » des principaux employeurs durant les années 1990. L’industrie du verre était alors considérée comme « un des piliers importants de l’économie nationale », notait le Land en 1992. Vincent Colin, qui a commencé à travailler dans l’usine de Bascharage en 1994, se rappelle y avoir rencontré « une mentalité américaine » qu’il décrit comme un mélange entre culture familiale et barbecues d’un côté, et barrières hiérarchiques et disciplinaires de l’autre.

En mars 2016, les bureaux flambant neufs de Guardian sont inaugurés à Bertrange. Environ 120 employés y gèrent les activités européennes du groupe. Etienne Schneider profite de l’occasion pour exprimer sa reconnaissance pour « la confiance et de l’amitié » dont auraient témoigné les dirigeants et actionnaires de Guardian. Des deux usines luxembourgeoises, les commerciaux, gestionnaires et comptables déménageaient dans le nouveau QG. Le délégué syndical Vincent Colin y voit le début d’une stratégie visant à « séparer » employés et ouvriers et à en finir avec l’autonomie des sites : « Nous n’avions plus la maîtrise sur les ventes et les achats, nous n’étions plus que des unités de production ».

Les salariés de Luxguard traversent une période anxiogène. Les trois-quarts des ouvriers de l’usine de Dudelange n’y ont plus mis les pieds depuis le confinement de la mi-mars et sont toujours au chômage partiel. Ils se retrouvent isolés chez eux « dans l’incertitude et dans l’attente », dit le délégué syndical Gabriel Bettembourg. Alors que la crise économique à venir s’annonce comme la pire depuis la Grande Dépression, ce n’est pas le moment de tomber dans le chômage. La perspective qui s’ouvre aux licenciés de Luxguard est celle d’une succession de jobs en intérim. Dans certains départements de Luxguard Bascharage, dit Vincent Colin, des ouvriers se seraient vu dire qu’ils risqueraient de se faire remplacer « par ceux de Dudelange ». Il relate une conversation téléphonique qu’il a eue avec un collègue : « Le chef de service l’a menacé qu’il serait dans la liste [du plan social] à 80 pour cent parce qu’il n’aurait pas travaillé assez vite. C’est une forme de menace pour faire travailler les gens plus vite et seul. C’est inacceptable, c’est même honteux ».

En 2012, la direction de Luxguard avait fait une proposition que l’OGBL avait jugée indécente : des investissements dans l’outil de production contre une réduction des salaires de trente pour cent. La délégation à Dudelange avait organisé un référendum auprès des salariés qui rejetaient le deal à une majorité de 80 pour cent. La direction réagissait promptement en faisant délivrer un courrier par voie express aux domiciles de tous ses ouvriers. Dans cette lettre, elle comparait les montants des salaires réduits à ceux des allocations de chômage. Intimidés, les salariés finissaient par plier : dans un second référendum, deux-tiers acceptaient la proposition, et donc une réduction de salaire (qui finira par être de treize pour cent). Pour l’OGBL, qui tient en horreur ce genre de précédent, ce fut une couleuvre difficile à avaler.

Huit ans plus tard, alors que les nouvelles négociations viennent de débuter, le syndicat joue des muscles dans cette entreprise qui compte un haut taux de syndicalisation, et promet de « ne pas se vendre au prix le moins cher ». À une direction de Guardian qui préférerait des licenciements secs, le syndicat tente d’imposer un plan de maintien dans l’emploi « digne ». Le ministre du Travail, Dan Kersch (LSAP), et le ministre de l’Économie, Franz Fayot, ont publiquement signalé soutenir les syndicats dans cette démarche généralement peu appréciée par les firmes américaines. « S’ils nous retranchent vers un plan social, prévient Vincent Colin, on sera obligé de lancer des actions fortes, quitte à ne pas respecter les délais de la conciliation. On les fera alors dans l’illégalité. »

Bernard Thomas
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